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à BOHICON (Bénin) les 6, 7 et 8 octobre 2006 |
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BREVE HISTOIRE
SOCIO-PSYCHOLOGIQUE OU D'OÙ L'ON PART
POUR ALLER VERS PAR Roger Gbégnonvi professeur à l'Université du Bénin Voici un essai d'explication de la situation des Etats d'Afrique noire au sud du Sahara bientôt cinquante après leur indépendance, essai livré et qui se donne à lire au lendemain de l'accueil solennel par Brazzaville des dépouilles mortelles de l'explorateur Savorgna de Brazza et de sa famille, femme et enfants , accueil à la signification trouble : relève-t-il d'une certaine régression, dont on peut dire que l'Afrique a le secret, ou de la mondialisation dont l'Afrique devra prendre le train ? La mondialisation est un concept économique et, de ce point de vue, l'Afrique noire, par le biais de l'esclavage, de la colonisation et de ce que l'on appelle pudiquement la détérioration des termes de l'échange, est depuis très longtemps dans une mondialisation économique à sens unique décrétée par le plus fort à son profit exclusif. Celle dont on parle aujourd'hui n'est pas fondamentalement différence de celle décrétée il y a bientôt cinq siècles. Au demeurant, il ne sera pas question ici de mondialisation économique mais de démocratie mondiale ou de mondialisation de la démocratie. Et c'est pour baliser le chemin à ce désir nouveau et légitime, apparemment généreux, que cet essai a été conçu. Comment y aller en partant d'ici, comment aller au monde en partant du village mental où nous sommes enfermés ?, voilà la grande question. Si l'on partait du Bénin, l'on se trouverait, d'entrée de jeu, confronté au destin problématique d'un pays fait de bric et de broc. La tête dans le fleuve Niger et les pieds dans l'océan Atlantique, ce coin de terre s'est d'abord appelé Dahomey (Danxomê), du nom d'un petit royaume méridional que la France a eu beaucoup de mal à mettre à genoux . Entre 1960 et 1990, il changea deux fois de nom, passant de Dahomey à République Populaire du Bénin, puis à République du Bénin. Cette valse hésitation au niveau de l'élément sacral que constitue le nom dans nos existences dénote une errance identitaire préjudiciable en soi, et préjudiciable notamment au progrès des peuples qui entrent dans l'entité territoriale Bénin, laquelle va de nom en nom sans pouvoir dire quel est son vrai nom . Comment en effet aller quelque part, plus loin, si l'on a perdu les repères fondamentaux sans en retrouver de nouveaux et si l'on n'a guère confiance en des compagnons de route qu'on ne connaît guère parce qu'on ne les a pas choisis soi-même ? Comment parler de démocratie et la réaliser dans des conditions aussi calamiteuses ? Comment oser rêver de démocratie mondiale quand on ne réussit qu'à faire balbutier la démocratie sur le plan national, voire tout simplement local ? Le rêve à jamais irréalisable est celui qui n'a pas été rêvé. Tous les rêves sont réalisables - y compris celui d'aller sur la lune - à partir du moment où l'on sait avec précision où l'on est, d'où l'on part. " Si l'on ne sait pas où l'on va, encore faut-il savoir d'où l'on vient ", dit un adage béninois. C'est encore plus vrai dans l'autre sens : pour aller ailleurs et plus loin avec assurance, il faut savoir d'où l'on vient et où l'on est. Pour aller à la démocratie et à la démocratie mondiale, à la citoyenneté mondiale, il faut savoir que l'on n'en remplit pas encore les conditions et, le sachant, se mettre en route psychologiquement et réellement pour en remplir les conditions afin d'y aller avec assurance. Si donc l'on relève ici une errance identitaire certaine, ce n'est pas pour enfoncer le clou, c'est, au contraire, pour prendre conscience de son existence et prendre conscience de la nécessité de l'arracher pour se rattacher au continent-monde, pour aller à la démocratie mondiale. Or l'errance identitaire béninoise n'est ici que prise à témoin ; elle n'est en effet pas une affaire strictement béninoise et pas qu'une affaire de nom, c'est une affaire profonde qui concerne pratiquement tous les Etats africains au sud du Sahara, une affaire d'histoire à plusieurs étapes psychologiques. On en distinguera ici trois. I- L'ETAT PATRIMONIAL TRADITIONNEL Au commencement était ce qu'on pourrait appeler l'Etat patrimonial traditionnel ou l'Etat ethnique. A titre d'exemple, les Yorubas sont entre eux avec, à leur tête, un autre Yoruba comme eux, père de la nation yoruba. C'est l'Etat patrimonial traditionnel. Patrimonial parce qu'il est plutôt la chose du roi yoruba, qui le donnera probablement en héritage à l'un de ses fils, qui a sans doute droit de vie et de mort sur ses sujets, droit de les envoyer par exemple en esclavage outre-mer, s'il estime que les intérêts de l'Etat, qui se distinguent si peu des siens propres, l'exigent. C'est toutefois un Etat avec les règles de fonctionnement d'un Etat autocratique normal. La gouvernance y est ce qu'en fait le roi entouré de son conseil ; l'individu n'étant pas concevable en dehors du groupe fédéré par l'autocrate et autour de lui, on ne saurait parler du respect des droits de la personne. Pour résoudre certains problèmes locaux qui ne sont pas du ressort direct du roi ou de quelqu'un de ses conseillers immédiats, on peut discuter et s'arranger en groupe ''sous l'arbre à palabre''. Pour l'entendement général en tout cas, le père yoruba de la nation yoruba gouverne en gros dans l'intérêt bien compris de la nation yoruba. Tous l'admettent ainsi sans discussion, et les Yorubas sont plutôt contents de leur sort, ce qui ne les empêche pas, quand le roi l'ordonne, de ''chercher querelle'' à leurs voisins non yorubas. C'est de bonne guerre . II- L'ETAT PATRIMONIAL COLONIAL Et ce fut par la guerre qu'un envahisseur puissant, venu de l'outre-mer, solda l'Etat patrimonial traditionnel pour le remplacer par l'Etat patrimonial colonial. ''Le matin de l'Occident en Afrique noire'' fut aussi surprenant que terrifiant. " Le monde connu s'enrichissait d'une naissance qui se fit dans la boue et dans le sang ", dira Cheikh Hamidou Kane. Quelle que soit l'attitude adoptée par les uns et les autres devant l'envahisseur en ce matin de malheur, " le résultat, poursuit l'auteur de ''L'aventure ambiguë'', fut le même, cependant, partout. Ceux qui avaient combattu et ceux qui s'étaient rendus, ceux qui avaient composé et ceux qui s'étaient obstinés se retrouvèrent le jour venu, recensés, répartis, classés, étiquetés, conscrits, administrés " . C'est la colonisation. Et dans l'Etat patrimonial colonial, les sujets colonisés sont tout à fait normalement la chose du colonisateur. Et dans l'Etat patrimonial colonial, on ne peut plus parler de nation. A la rigueur, peut-on parler de ''bantoustans'' juxtaposés, voire mélangés. La nation précédemment yoruba - groupe fédéré et cohérent autour du roi yoruba - se retrouve soudain Balkan au milieu d'autres Balkans, se retrouve subitement prise au lasso d'un magma étrange, perdue dans un ensemble dont elle combattait hier encore certains groupes avec lesquels elle est maintenant sommée de s'entendre, de se confondre, de s'identifier. Y arrive-t-elle ? Est-ce seulement possible ? Les autres nations ethniques que combattait la nation ethnique yoruba se retrouvent-elles dans ce compagnonnage décrété par un inconnu venu d'au-delà des mers ? L'arrangeur de l'ensemble qui est aussi l'auteur de la sommation ne s'en préoccupe guère. Ce n'est pas son problème. Ce qu'on appellera joliment plus tard ''nation arc-en-ciel'' au creux de l'Afrique et qu'on essaiera d'organiser comme tel était bel et bien au départ et dans toute l'Afrique au sud du Sahara un imbroglio, un fourre-tout, des tas de non-nations. Ce fut en fait à la Conférence de Berlin (1884-1885) que les envahisseurs réalisèrent de façon définitive la répartition dont parle Cheikh Hamidou Kane. Ils la réalisèrent selon une logique ignorée aussi bien de Descartes que de Kant, avec des découpages territoriaux tenant du hasard des conquêtes ou des gentlemen agreements, ne répondant de toute façon qu'à leurs intérêts mercantiles, aux lignes force de leurs appétits. Au débat parlementaire qui a voté le budget de guerre contre Béhanzin, le Dahomey (celui déjà bricolé et découpé à Berlin) a été vu comme un ''couloir'' servant à la France " comme accès au Niger et comme débouché sur le Bénin de tout le Soudan central'' . Rien d'étonnant donc à ce que, des années plus tard, Robert Cornevin puisse parler des frontières du Togo et du Bénin en termes de ''partage territorial magnifiquement absurde'' . Et il est vrai que dans ledit couloir se sont retrouvés soudain ensemble, sans se connaître ni s'aimer spécialement et comme qui dirait pêle-mêle, les Adja, les Baatombu, les Bétamaribè, les Fon, les Guen, les Gun, les Haoussas, les Peuls, les Yoabu, les Yorubas, etc., qui tous ont leurs cousins en Haute-Volta (futur Burkina Faso), au Niger, au Nigeria, au Togo, mais qui se retrouvent là, coupés des leurs et comme coupés du monde - en tout cas de leur monde - dans ce couloir invraisemblable avec, à leur tête, l'étranger envahisseur, seul maître à bord et seul capable de tenir ensemble ce puzzle introuvable, incohérent à souhait. Et il le tient ensemble sous un manteau de plomb. L'Etat patrimonial colonial est un Etat avec, en pires, les mêmes règles de fonctionnement que son prédécesseur, l'Etat patrimonial traditionnel. Une gouvernance à la hussarde et à la Ali Baba, sans nulle place pour ce que l'on appellerait aujourd'hui les droits de l'homme et leur respect. S'il est interdit d'envoyer en esclavage les sujets coloniaux, le travail forcé est pour eux la chose du monde la mieux imposée. L'étranger envahisseur fait régner l'ordre et gouverne au mieux de ses intérêts les bantoustans juxtaposés, voire mélangés. Plus de discussions interminables sous l'arbre à palabre. Les ethnies constituant le puzzle ne sont pas contentes de la situation. La colère gronde. Mais le nouvel ordre mondial est tel qu'elles n'ont pas le choix. Il faut ravaler sa colère et travailler comme des forçats pour que l'étranger envahisseur engrange les fruits de votre sueur. Les ethnies se soumettent de mauvais gré, quitte à cultiver ce qu'il faut bien appeler une résignation hypocrite. III- L'ETAT NEO-PATRIMONIAL Et comme si, par un effet inattendu de boomerang, le maître s'était laissé contaminer par le sujet colonial, c'est sous le couvert de la même résignation hypocrite que, bousculé par l'histoire de ses deux guerres intestines qu'il a pris soin de mondialiser, bousculé par la lente prise de conscience des sujets colonisés lors de ces deux guerres, l'étranger envahisseur fit semblant d'abandonner la partie et, au cours des années soixante, précipita une pluie d'indépendances sur le méli-mélo des ethnies rassemblées sans rime ni raison selon ''un partage territorial magnifiquement absurde''. L'étranger envahisseur se retire, laissant le puzzle en l'état et en héritage aux 15 ou 20 % des sujets colonisés à qui il a enseigné sa langue et ses manières. Il se retire derrière le rideau, assuré qu'ils vont continuer son uvre sans lui ou avec lui tirant les ficelles dans l'ombre. C'est l'Etat néo-patrimonial. Le commandement suprême échoit à l'un des 15 ou 20 %, qui se trouve être un Haoussa, par exemple. Les ressortissants des ethnies non haoussas le contestent, contestent son pouvoir. Ils n'ont de cesse de voir en lui un simple usurpateur. N'étant pas l'auteur du puzzle, il n'a pas le droit de le gouverner, de ''nous gouverner''. On lui résiste en murmurant ou en criant que, ''si c'est ça, l'étranger envahisseur n'a qu'à revenir''. Il n'est pas bien loin, tapi dans l'ombre. Face à la résistance des autres ethnies, le roi-président haoussa se rebiffe à son tour. Avec l'appui de l'homme dans l'ombre, il appelle tous les Haoussas à la rescousse ; les Haoussas resserrent les rangs autour de leur ''frère''. Enfermés ensemble à l'intérieur du pouvoir d'Etat comme dans une forteresse imprenable, souvent armés jusqu'aux dents, ils se partagent le butin en n'oubliant pas de renvoyer régulièrement l'ascenseur à l'homme dans l'ombre. Au total, ils usent et abusent du puzzle comme ils ne le feraient pas de leur patrimoine familial, ils se l'approprient sauvagement au détriment de toutes les autres ethnies. C'est une histoire connue, moderne, contemporaine. En fait, l'Etat néo-patrimonial, ce sont les deux précédents réunis au niveau de leurs tares ; c'est la même gouvernance à la hussarde et à la Ali Baba que l'Etat patrimonial colonial et que l'Etat patrimonial traditionnel, à la différence près que l'une des ethnies du puzzle a pris la place de l'étranger envahisseur . Les déportations qui avaient cours dans l'Etat patrimonial traditionnel sont remplacées par le remplissage des prisons et par des exécutions sommaires, toutes choses vues et apprises par certains sujets coloniaux qui furent troufions pendant les deux guerres mondialisées avant de se voir placés à la tête des bantoustans. Les travaux forcés qui avaient cours dans l'Etat patrimonial colonial sont remplacés par leur contraire, le chômage endémique organisé pour la même misère noire sur fond de corruption systémique entretenue, etc. L'Etat néo-patrimonial, c'est-à-dire celui des prétendues indépendances, après avoir servi de bouillon de culture aux dictatures militaires, aux présidences à vie et à deux ou trois maréchalats aussi ubuesques que sanglants, sans oublier quelque empire dont on dit qu'il fut non seulement grotesque mais infanticide et anthropophage, se veut aujourd'hui le lieu des processus démocratiques à coups de conférences nationales. Mais il reste, dans le fond, Etat néo-patrimonial, lieu de la mixtion insipide des deux qui l'ont précédé et préparé et qui se sont bien gardés de lui enseigner une quelconque démocratie, lieu en somme de la plus grande confusion et d'une vaste hypocrisie entretenue. IV- ETAT DE CONFUSION ET D'HYPOCRISIE Confusion et hypocrisie lorsque les ethnies du puzzle prétendent à l'indépendance et à la démocratie en restant chacune enfermée dans son village mental et ne communiquant avec l'autre, lorsque communication il y a, que par le biais de la langue de l'étranger envahisseur, langue parlée par 15 à 20 % de l'ensemble du puzzle, lesquels 15 ou 20 % sont également les seuls à avoir accès à l'écriture exclusivement dans la langue de l'étranger envahisseur. Indépendance démocratie et citoyenneté mondiales dans ces conditions ? L'on conçoit aisément que la langue d'ouverture sur le monde puisse être celle de l'étranger envahisseur qui a parcouru le monde en y essaimant et imposant sa langue et ses manières. Mais est-il concevable que le colonisé désireux de se libérer s'enferme délibérément dans cette langue en la baptisant officielle, nationale, de travail ? Est-il concevable qu'il ne pense l'écriture que par rapport à la langue de l'étranger envahisseur ? L'écriture s'avère l'instrument d'ouverture et de libération par excellence. L'histoire ne connaît aucun exemple de peuple qui soit allé loin de chez lui, qui se soit développé durablement, qui en ait dominé un autre ou qui ait résisté victorieusement à la domination en étant un peuple essentiellement analphabète. C'est grâce au pouvoir de l'écriture que les Arabes, après avoir colonisé les Espagnols et les Portugais, sont restés maîtres de la situation pendant huit siècles environ. C'est grâce au pouvoir de l'écriture que les Espagnols et les Portugais ont pu se débarrasser des Arabes après tant de siècles de domination et après leur avoir pris l'essentiel de leurs sciences. Les Espagnols et les Portugais disposaient en effet dans leurs langues et pour leurs langues du vase merveilleux de l'écriture qui autorise le système enrichissant des vases communicants avec les autres cultures du monde. Pendant huit siècles, ils ont eu tout le temps d'ajouter à leurs sciences toutes celles des Arabes envahisseurs. Devenus, grâce à cela, plus forts que leurs envahisseurs, ils n'avaient plus qu'à les jeter dehors, ce qu'ils firent. On ajoutera, accessoirement, que c'est également le pouvoir de l'écriture qui autorise les religions du Livre à prétendre détenir la parole de Dieu. Prétention grandiose et arrogante, au prosélytisme désastreux . Le Bénin doit sortir de l'absurde en instituant l'écriture et la lecture de toutes les langues nationales dans les écoles primaires des régions où elles sont parlées, en décrétant le baatonu, le dendi, le fongbè et le yoruba langues nationales enseignées à raison d'un couple, baatonu et fongbè, dendi et yoruba, dans les premier et second cycles du secondaire, et en faisant d'elles langues de travail et de recherche dans ses universités. Le Bénin, indépendant et démocratique, doit réviser l'article premier de sa constitution en son paragraphe qui stipule que ''La langue officielle est le Français''. De telles mesures légitimes nous rapprochent-elles ou nous éloignent-elles de la citoyenneté mondiale ? Toujours est-il que l'on ne peut aller au général qu'en partant du particulier assumé. C'est en ayant assumé le particulier qu'on peut le dépasser vers le général. Confusion et hypocrisie lorsque les ethnies rassemblées dans le puzzle mangent du pain de blé à longueur de journée et non du pain de maïs, de sorgho, de mil ou de manioc qui poussent sur leur terre au contraire du blé qui ne pousse que sur la terre outre-mer de l'étranger envahisseur. Dès lors, qui se développe du pain de blé mangé par les ressortissants de l'Etat néo-patrimonial, si ce n'est l'étranger envahisseur ? ''Magnifiquement absurde'', dirait Robert Cornevin. Et s'efforcer de sortir de cet absurde alimentaire, n'est-ce pas s'éloigner d'une certaine citoyenneté mondiale perçue comme une camisole de force imposée historiquement par le plus fort ? Confusion et hypocrisie, naturellement, lorsque les ethnies rassemblées dans le puzzle cultivent du coton - comme le firent il y a cinq siècles leurs ancêtres enchaînés et déportés outre-mer - et que tout le coton cultivé par elles est ''déporté'' outre-mer (à nouveau !) pour y être transformé. Qui se développe du coton cultivé par les ethnies du puzzle, si ce n'est celui qui le transforme ? Un jeune Béninois, agronome et statisticien, a calculé que si le Bénin gardait par-devers soi 10 % de son coton et entreprenait de le transformer sur place jusqu'au point où il devienne matière à confier au couturier pour qu'il la fasse devenir chemise, robe et pantalon, il y aurait des emplois pour plusieurs promotions de jeunes Béninois titulaires de la maîtrise, toutes disciplines confondues. Et si au lieu de 10 % seulement, le Bénin gardait par-devers soi et transformait sur place 50 % de son coton ? En envoyant ailleurs 100 % de son coton, le Bénin travaille pour le développement ailleurs et travaille à créer des emplois pour les jeunes diplômés d'ailleurs pendant qu'il contraint ses propres jeunes diplômés à être sans emploi ou à se transformer en conducteurs de taxi-moto avec, en poche, une maîtrise de sciences-po dont personne n'a besoin pour conduire une moto. Chercher à sortir de cette situation injuste pourrait éloigner de la citoyenneté mondiale. Elle ne saurait pourtant être ni injuste ni à sens unique. Ce sont quelques questions pour montrer à quel point peut être ambigu le concept de démocratie et de citoyenneté mondiales, combien sont nombreuses les embûches sur le chemin qui y conduirait, et que l'on ne saurait sauter aucune des étapes qui pourraient y conduire et qui passent toutes par une bonne dose d'individualisme, de prise de conscience de soi et d'affirmation de soi, tout cela se faisant d'abord contre l'autre. Comment faire contre d'abord avant de faire pour ? N'y a-t-il pas le risque de passer tout le temps à faire contre en se disant qu'on n'est pas encore prêt, pas encore assez fort pour faire pour ? V- RÉFLEXION PESSIMISTE POUR UNE VOLONTÉ OPTIMISTE Pessimisme en effet. Arrivera-t-on jamais à la démocratie et à la citoyenneté mondiales ? Il n'y a d'ailleurs pas plus improbable ou aléatoire que la démocratie elle-même et, quand même seraient réalisées les conditions idéales d'intercommunication et d'indépendance économique, tout processus démocratique serait comme sujet à caution, resterait un processus extrêmement fragile comme s'il y avait en lui quelque chose de pas naturel, d'incompatible avec la nature de l'homme. C'est ainsi d'ailleurs que l'entend Jean-Jacques Rousseau, l'un des grands apôtres de la démocratie : " A prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera jamais. Il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes " . Comme si l'auteur du ''Contrat social'' avait vu ''Napoléon percer sous Bonaparte'' (V. Hugo) en France pour venir ''rectifier'' la Révolution de 1789 par l'installation de l'Empire, Hitler arriver démocratiquement au pouvoir à Berlin pour saccager la démocratie et installer à sa place le Troisième Reich comme qui dirait le Troisième Empire, les colonels grecs surgir à Athènes, monter victorieusement à l'assaut de la démocratie sur la terre même de sa naissance historique et y établir la dictature, le dictateur Kérékou revenir démocratiquement au pouvoir et se mettre à saper le ''Renouveau démocratique'' en parlant ouvertement de ''votre démocratie'', de ''votre constitution''. S'il est si difficile de réaliser la démocratie sur le plan simplement local, a-t-on le droit de rêver de la réaliser sur le mondial ? Jean-Jacques Rousseau n'avait d'ailleurs pas vraiment besoin de voir tous les ratés précités de la démocratie pour en arriver à sa conclusion pessimiste, parce qu'il savait ce qu'il y a en l'homme et qui s'appelle la tendance naturelle du plus fort à imposer sa logique au plus faible et la tendance naturelle du plus faible à se soumettre à la logique du plus fort. Il savait que, pour s'éloigner de la bête en lui afin de se rapprocher de l'ange en lui, l'homme a besoin d'une grande et belle culture, cette culture-là qui, en s'ajoutant à la nature, la transfigure. Mais se rapprocher de l'ange, ce n'est pas s'identifier à l'ange, ce n'est pas devenir ange. Jean-Jacques Rousseau savait que la perfection n'est pas de cette terre ; c'est pourquoi il situe dans l'Empyrée l'attingibilité de la ''véritable démocratie'', et donc de la citoyenneté mondiale, la démocratie ''dans la rigueur de l'acception''. En procédant de la sorte, Jean-Jacques Rousseau prévient de la difficulté de la tâche à faire et qu'il ne faut pas s'y engager à la légère pour ne pas avoir à revenir à quelque individualisme radical par contre-coup. VI- UNE AFFAIRE DE VERTU PLANÉTAIRE A cet égard, il conviendrait de relire avec une attention particulière, non pas nécessairement dans son entièreté, l'uvre maîtresse ''De l'esprit des lois'', mais seulement les premiers mots de l' ''avertissement de l'auteur'' Montesquieu : " Ce que j'appelle vertu dans la République est l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité. Ce n'est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c'est la vertu politique ; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le Gouvernement républicain ''. En d'autres termes semblables : l'égalité de tous devant la loi, hors de toute morale et de toute religion, voilà la vertu politique en République . Si ce n'est pas divin, c'est au moins phénoménal. Or l'égalité de tous devant la loi, c'est tout uniment la République et la démocratie. La démocratie n'est un luxe pour aucun peuple mais une nécessité pour tous les peuples à cause de la dignité de l'homme et de son progrès, une nécessité à réaliser jour après jour en la considérant comme toujours à réaliser. La présentation sans fard des trois Etats historiques coïncidant avec trois états psychologiques participe aussi d'une certaine pédagogie : " Je suis pessimiste par l'intelligence, mais optimiste par la volonté ", disait Antonio Gramsci . Et l'on aura donc emboîté le pas à Rousseau et à Montesquieu pour montrer que la démocratie ne se décrète pas, ni d'en haut ni d'en bas, elle se conquiert pas à pas, au fil de l'histoire faite de hauts et de bas, au fil des combats menés par les peuples en marche, combats gagnés et perdus, perdus et gagnés. Pour montrer également que lorsque tous les états du monde seront véritablement démocratiques, ils le seront, les forts d'un côté, les faibles de l'autre. Les forts voudront-ils jamais renier leur force en la dissolvant dans une démocratie mondiale sans droit d'aînesse et sans droit de veto sur le seul critère de la raison du plus fort ? L'Afrique - singulièrement le Bénin - n'a pas à prêter l'oreille aux puissantes Sirènes qui murmurent encore ou proclament qu'au stade actuel, la démocratie est un luxe pour l'Afrique . Si tel était le cas, nul ne l'inviterait à monter à bord du train de la démocratie mondiale. Mais l'on comprendra que même le Bénin, l'un des pays les plus démocratiques aujourd'hui au sud du Sahara, soupèse la proposition avec doute et questionnements. Le pessimisme qui affleure dans cet essai est normal. Mais il est plus normal encore de considérer que son rapport à l'histoire du monde au travers des trois Etats qu'elle a connus et que l'on vient de traverser à grands pas fait devoir à l'Afrique - singulièrement au Bénin - de faire davantage preuve de vertu politique que tous les autres si elle veut entrer avec tous les autres dans la future démocratie mondiale : " Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres Il faut en demander aux nègres plus qu'aux autres : plus de travail, plus de foi, plus d'enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un autre pas et tenir gagné chaque pas ! C'est d'une remontée jamais vue que je parle " . Et c'est elle, cette remontée jamais vue, qui impose aux nègres d'avoir plus de vertu, d'avoir de la vertu à revendre. Et Dieu lui-même sait ce qu'il faut de vertu pour transformer des bantoustans en nations arc-en-ciel, pour transformer nos démocraties villageoises et balbutiantes en démocratie mondiale, unique et triomphante. Il y faut une vertu planétaire.
Roger Gbégnonvi Bohicon/CBEDIBA,le 6 octobre 2006 |
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