(35,2) Décembre
1991
L'AMAZONIE D'EST EN OUEST L'ACRE, c'est le " Far-west " amazonien. C'est certainement l'un des États du BRESIL où l'état de droit existe le moins tant la violence et la corruption réagissent les rapports sociaux. C'est le cadre très conflictuel dans lequel CHICO MENDES et ses compagnons ont relevé le double défi de la sauvegarde de la forêt et des populations qui l'habitent.
Hormis les petites villes comme RIO BRANCO (capitale de l'État),BRASILEIA et XAPURI, l'espace géographique est partagé entre quatre types de population : les Indiens vivant dans une douzaine de réserves plus ou moins homologuées l'ouest de l'Etat, les Seringueiros-Castanheiros, les Colons et les Fazendeiros.
Les Indiens sont les autochtones, et après eux les seringueiros sont les plus anciens habitants. Ils se sont affrontés au début de ce siècle dans toute l'Amazonie quand l'exploitation extensive de l'hévéa fondait la fortune des négociants en caoutchouc et la splendeur irréelle de la ville de Manaus. A nouveau, a l'approche de la deuxième guerre mondiale, quand les besoins en caoutchouc des armées du monde dépassaient toute mesure. Puis, après l'effondrement des cours du caoutchouc, ils ont appris à vivre ensemble, se rapprochant face aux nouveaux " envahisseurs " grâce à leur connaissance de la forêt et par leur intérêt commun à sauvegarder cette dernière, qui est leur biotope, car ils vivent d'elle, en elle, pour elle. De nombreux seringueiros sont aujourd'hui métis d'Indiens ; Le Conseil National des Seringueiros et le Conseil National des Peuples Indigènes font cause commune au sein de l'Alliance des Peuples de la Forêt. C'est à Rio Branco que se tient le siège du C.N.S., car c'est de l'Acre qu'est partie la lutte des seringueiros pour la reconnaissance de leurs activités et pour leur survie.
Les colons sont les paysans pauvres qui, comme dans le Maranhao se sont vus attribuer un lot de forêt à mettre en valeur, sans formation ni moyens initiaux d'installation. La coexistence des seringueiros et des colons est extrêmement difficile à gérer puisque les seconds s'installent sur les aires traditionnelles d'activité des premiers, en détruisant la forêt par le feu. Dans l'Acre les colons sont trop dispersés pour s'organiser spontanément comme l'ont fait ceux de Vila Presidente Medici (v. Monda Solidareco n° 34).
Les fazendeiros sont les grands propriétaires qui, par le jeu de la spéculation sur la terre, agrandissent sans cesse des domaines défrichés où ne pousse plus qu'une herbe de faible valeur fourragère qu'ils donnent à paître à des troupeaux conduits de façon extensive, en vue de l'exportation de la viande.
La spéculation : c'est le nœud de tous les problèmes. Au Brésil, la terre est le seul bien qui ne se dévalue pas. Au départ, le territoire de la forêt appartient à l'Etat. Les Indiens et les seringueiros ne sont pas propriétaires de leurs aires d'activité : ils ont en quelque sorte l'usufruit de la forêt. Par contre les fazendeiros et les colons sont propriétaires de leurs domaines et de leurs lots. Or les seconds, pauvres, analphabètes, isolés et ignorants de leurs droits sont la proie désignée des premiers qui usent de tous les moyens (faux titres de propriété, menaces, violence) pour s'approprier leurs terres. Cela est facilité par la décomposition administrative ambiante, car la police; la justice etc. sont gangrenées par la corruption. Pire : les grands propriétaires entretiennent des milices armées de tueurs privés (les " pistoleiros ") auxquelles les autorités n'osent pas s'affronter.
LES DROITS DES PLUS DESHERITES
C'est dans cette ambiance que les petits syndicats de travailleurs ruraux, tels que celui qui nous a pilotés dans le municipe de Brasiléia, tentent de concilier et défendre les droits des plus déshérités (seringueiros, colons) face aux spéculateurs. Un municipe correspond au territoire d'une commune, vaste comme un département français (6 000 km2).
Le syndicat des " travailleurs ruraux de Brasiléia, animé par le successeur à ce poste de Chico Mendes, Osmarino Amâncio Rodrigues, trouve. son origine dans la volonté, des 60.000 seringueiros-castanheiros du municipe de s'organiser pour leur survie. Il a commencé à s'opposer, dans les années 70 aux incendies de forêt dans les zones de colonisation. Développant des techniques non-violentes (les " empates ") leur objectif était d'amener les colons à prendre conscience de la réalité de leur situation et de la nature des problèmes, puis à s'organiser pour proposer une mise en valeur non destructive de la forêt. C'est là un travail gigantesque quand on constate sur place la dispersion géographique des familles implantées, les distances considérables à parcourir à pied sur des pistes indescriptibles, dans un milieu fort peu hospitalier.
Nous avons pu visiter quelques-unes de ces implantations, (en 4x4, rassurez-vous !) soit en " seringais ", territoires occupés par les seringueiros, soit dans des colonies qui grâce au labeur obstiné des animateurs du syndicat, ont réussi à s'intégrer dans le biotope de la forêt.
Chaque famille s'installe à proximité de points d'eau, qui ne manquent pas dans ce moutonnement infini de collines. Une clairière est aménagée et une habitation en bois sur pilotis (pour éviter les serpents et autres venimeux) y abrite les 10 à 20 membres de la famille. Parfois de petites dépendances sont construites à proximité. Aucun confort : tout est rudimentaire car les revenus familiaux sont dérisoires.
Le cours du caoutchouc est fixé par l'État fédéral en fonction des cours du marché mondial ; le prix de la châtaigne (la " noix du Para") est imposé par l'oligarchie de négociants qui domine toute l'Amazonie (7 familles en tout !). Quant aux colons, loin de tous débouchés, ils en sont réduits à faire surtout de la culture d'autosubsistance riz pluvial, haricot rouge, manioc, maïs qui forment l'ordinaire de chaque repas avec une rare viande de poulet ou de porc élevés à terre entre les pilotis. Parfois, quelques vaches peu productives pour le lait des enfants, un peu de gibier, qui se raréfie, quelques, plants de canne pour le jus et l'alcool... et, des fruits, innombrables et savoureux, la seule vraie générosité dont ces populations peuvent jouir. Quelques-uns cultivent quelques plants de café et de poivre rouge pour la vente. C'est tout.
Aucun poste de santé accessible. Aucune liaison radio, aucune possibilité de lancer un message de détresse en cas d'accident ou de maladie : toutes les transmissions se font à pied (ou lorsque passe le camion d'un négociant), avec les délais que, cela suppose. Aussi la mortalité des enfants est-elle effroyable : jusqu'à 3 à 5 enfants sur 10. Un détail significatif : la. Plupart des adultes, mêmes jeunes, n'ont plus d'incisives : en cas de carie, pas d'autre solution que d'arracher soi-même, pour .éviter l'abcès.
Grâce à l'action du Syndicat, les, populations se sont à peu près organisées en associations qui ont réalisé des ouvrages d'intérêt communautaire : écoles (impressionnant, une école surgie de la forêt au bord d'une piste !), stations de collecte de châtaignes, stations de conditionnement et même de préparation culinaire du manioc. L'un des objectifs actuels du syndicat est de monter à Brasiléia une coopérative de collecte, de conditionnement et de commercialisation de la châtaigne pour échapper aux circuits commerciaux très peu rémunérateurs du moment. C'est l'un des thèmes que développait inlassablement Osmarino dans toutes les réunions qu'il improvisait en forêt, au .cours desquelles nous avions chaque fois l'occasion de faire un exposé sur le ronds Mondial.
HALTE A LA SPECULATION
Les animateurs syndicaux et les responsables du C.N.S. sont persuadés, comme aussi des chercheurs scientifiques, que les ressources biologiques réelles de l'Amazonie sont très importantes et qu'elles peuvent être exploitées sans porter atteinte à la forêt ni à ceux qui y vivent. Osmarino nous a cité spontanément les noms d'une cinquantaine de fruits commercialisables... et il y en a des centaines d autres ! Cependant la nature particulière du biotope exige une organisation particulière de la production qui suppose pour le moins la cessation immédiate et définitive de la spéculation, donc des conditions qui entretiennent la spéculation. De vastes programmes de recherche scientifique doivent être mis en œuvre comprenant la prise en compte de la réalité du peuplement humain de la forêt.
Bien entendu, cela n'est pas du goût de tout le monde, et malgré une rencontre entre seringueiros et fazendeiros en 1978, c'est à partir de 1980 qu'à commencé l'élimination physique systématique des dirigeants syndicaux par des " pistoleiros " au services des spéculateurs, longtemps couverts par le système policier et judiciaire. Ainsi Chico Mendes n'est que l'un des 14 dirigeants assassinés dans l'Acre, et 175 l'ont été dans toute l'Amazonie. Osmarino lui même a échappé .a une tentative en 1989, et à notre arrivée dans, l'Acre, il était encore sous le coup de la perte de son ami Expedito Ribeiro da Souza, abattu dans le Par" le 2 février dernier. Au mois de septembre, la presse nous a .appris que notre dernier interlocuteur a Rio Branco, Gumercindo Rodrigues, ingénieur agronome à la coopérative de Xapuri venait d'être très grièvement blessé lui aussi... et comment oublier sourire noyé de larmes de Heamar de Paiva Pinheiro, la fille du premier Président du syndicat à Brasiléia, nous parlant de son. père abattu lui aussi au siège même du syndicat le 21 juin 1980 ?
POT DE TERRE CONTRE POT DE FER
Issu de populations démunies, le syndicat est lui aussi démuni de tout : pas même une moto pour sillonner les pistes ! Son action serait décuplée s'il disposait d'un 4 x 4, de quelques motos tous terrains, de matériel radio. Cela coûte cher, direz-vous ? Pensez donc, même pas le prix de l'aménagement d'un rond-point en Europe.
Dans cette lutte du pot de terre contre le pot de fer, au travers de l'héroïsme quotidien de ces populations, c'est une partie de l'avenir de la planète qui se joue, à des milliers de kilomètres de notre monde si (difficilement) policé. De leur réussite ou de leur échec dépendent ceux d'une conception du rapport de l'homme a la biosphère (le tout-vivant) et à la société, du modèle de maîtrise du vivant que l'homme développera dans l'avenir, pour son bonheur ou pour sa propre perte.
Les contacts directs, chaleureux et émouvants que nous avons eus dans l'Acre laissent augurer un développement de la collaboration du FONDS MONDIAL, d'autant que son message y a été remarquablement ressenti. Nul doute que nous reparlerons dans nos colonnes de nos amis amazoniens.
Alain Cavelier et Rose-Marie Gaudlitz
page réalisée par Daniel Durand