- Index
(53,4) Septembre 1996
Les 15 et 16 Juin 1996, le Conseil d'Administration du FONDS MONDIAL s'est réuni à Orléans (France). Ce fut l'occasion de rencontrer Talégrand NOEL, Haïtien, animateur de l'association "Relais". Après 5 ans d'éloignement, Talégrand a pu voyager dans son pays natal. Il nous a laissé ce compte-rendu dont voici quelques extraits :
Après un passage sans difficulté à la douane, nous nous trouvons nez à nez à la sortie avec une foule compacte massée sous un soleil de plomb, derrière des bar-belés installés par les soldats américains, au moment de débarquement, pour proté-ger l'aéroport. Difficile de se frayer un chemin à travers cette marée humaine dont les chauffeurs de taxi et les porteurs as-saillent les voyageurs pour proposer leurs services. Une bande de jeunes m'abordent et me tiennent ce discours : "Le Président n'a pas suffisamment d'argent pour donner du travail à tout le monde. En attendant, il faut qu'on mange. Nous ne voulons pas demander aux étrangers pour une question de dignité. Mais toi, tu nous comprendras."
Réalisant que l'avenir du pays était compromis, parce que sa jeunesse, son espoir végète, je suis resté abasourdi.
Quand on débarque en Haïti, on est vite frappé par l'état de délabrement général dans lequel se trouve le pays : résultat d'une succession de coups d'état et de ces trois années d'inconscience, d'incurie et de gabegie. Quelques exemples suffiront à illustrer cela. On ne trouve presque plus de cars et de camionnettes pour faire les axes importants qui relient les villes de province à la capitale. Ils sont remplacés par des camions-boites et des conteneurs dans lesquels les voyageurs sont entassés comme des sardines. La plupart du temps, ils restent debout ou accroupis sous le soleil ou dans la chaleur et la poussière. L'état des routes, devenues de véritables nids de poule, avait dissuadé les propriétaires de cars qui ont fait le choix de véhicules plus résistants mais moins confortables.
Ensuite, pendant le coup d'état, les médias nous rapportaient que 350.000 personnes environ étaient déplacées. Aujourd'hui, toutes les grandes villes du pays sont effectivement envahies par des gens qui avaient fui, soit la répression, soit la misère. Ils sont là, pour la plupart des jeunes femmes, déambulant sur les trottoirs et dans les rues. Avec trois oeufs ou deux morceaux de tissu, elles initient un semblant de commerce pour essayer de tromper la misère. Mais on n'a pas besoin de loupe pour voir très bien qu'il y a plus de vendeurs que d'acheteurs. La vie est tellement chère que les gens ne peuvent pas se procurer le nécessaire. Pourtant, il y a des produits dans le pays. Mais l'argent fait énormément défaut. Quand on arrive de l'étranger avec des dollars, on est avantagé parce que le dol-lar est changé à 15 au lieu de 5 gourdes (monnaie locale). On peut avoir l'impression que les prix ne sont pas trop élevés. Mais l'Haïtien qui vit dans ce pays et qui ne dispose pas de revenu suffisant a du mal joindre les deux bouts... Ce phénomène d'errance et de paupérisation a des conséquences graves sur les familles. Dans mon village, par exemple, la plupart des jeunes filles que je connais sont absentes et pour cause : elles sont parties "chache lavi" (chercher la vie), ailleurs. Dans le meilleur des cas, elles reviennent avec un bébé dans les bras, qu'elles confient aux grand-parents. Ce qui augmente considérablement le taux de natalité. Mais il arrive aussi que certaines connaissent le destin fatal dû au développement du Sida.
Ayant constaté cet état de choses, nous étions amenés à nous interroger sur le r"le des organisations non-gouverne-mentales qui sont nombreuses en Haïti et de l'aide humanitaire qui arrive au pays. Nous en avons discuté avec quelqu'un qui travaille dans une O.N.G. de renommée internationale. Son témoignage nous a sidérés. Son impression est que plus les responsables de projets dressent des rapports alarmistes, plus les organismes financeurs sont contents de pouvoir dispo-ser de documents solides pour convaincre les donateurs. Mais au fond, tout le monde se moque du sort des gens en difficulté. Il se demande pourquoi les organismes financeurs s'intéressent si peu au manque de résultats sur le terrain. Autrement dit, sans vouloir mettre en cause la bonne volonté et la sincérité de milliers de gens qui se dévouent à la cause des déshérités, certaines O.N.G. n'existent que pour elles-mêmes. C'est un sujet de réflexion.
Depuis le retour du Président Aristide, le pays connaît une relative accalmie. Même si tout risque de danger n'est pas écarté. Il y a la menace permanente des militaires qui n'acceptent pas la dissolution de l'armée et les irréductibles "tontons macoutes" qui profitent du processus de réconciliation pour s'organiser. Certains se transforment en Zenglendos (bandits) pour attaquer et piller les voyageurs la nuit. Nous avons un ami qui a été leur victime pendant que nous étions là, mais c'est sporadique. La population semble faire confiance au gouvernement qui veille. Les gens ne sont plus abattus comme des lapins. Les paysans ne sont plus rançonnés et maltraités par ces fameux chefs de section qui faisaient choux et rave dans la paysannerie. Les gens expriment librement leur opinion sans crainte d'être arrêtés. Les nouveaux policiers à peine sortis de leur moule et formés au respect des droits de l'homme, rassurent par leur présence et leur attitude. En patrouillant, ils esquissent parfois un sourire que la population apprécie et ils donnent l'impression qu'ils sont là pour protéger les vies et les biens. Les gens souhaitent que ça dure.
Dans le domaine de l'éducation, le gouvernement a entrepris la construction de nombreux établissements scolaires et veut rendre l'école publique gratuite pour favoriser la scolarisation des enfants. Pa-rallèlement, la campagne d'alphabétisation est en cours de préparation. En outre, plusieurs axes routiers sont en réfection et plusieurs projets de construction de route sont annoncés. Ces différents chantiers permettront de donner du travail à des demandeurs d'emploi. En circulant à Port-au-Prince, on peut noter l'ouverture de plusieurs restaurants communautaires destinés à permettre à ceux qui ont de faibles revenus de se nourrir à peu de frais. Le secteur agricole, principale source de revenu du pays a de belles perspectives aussi. En effet, l'installation de plusieurs systèmes d'irrigation devient une réalité, de nombreux projets de conservation du sol et de reboisement voient le jour. Le gouvernement vient de créer l'Institut National de la Réforme Agraire (INRA). Ce projet fait naître beaucoup d'espoirs chez les paysans qui rêvent d'obtenir quelques hectares de terre pour améliorer leur situation. Rappelons, pour mémoire, que DESSALINES, l'un des pères de la patrie, a été assassiné pour avoir revendiqué le partage des terres en faveur des paysans, eux qui avaient combattu pour l'indépendance du pays.
Talégrand NOEL
|