le kiosque

plan de cette partie du site - autres langues - sommaire

Registre des Citoyens du Monde - Assemblée - Délégués élus

Institut - Auteurs - Livres - Documents - Organisations
QU'EST-CE QUE LA GOUVERNANCE ?

Daniel Innerarity

Il n'est pas très original, je le reconnais volontiers, de commencer à s'interroger sur la notion de gouvernance en présentant des remarques sur la crise de la politique, la désaffection des citoyens ou les difficultés qu'il y a à gouverner en pleine crise économique et dans un monde où l'incertitude est devenue générale. Mais par quoi commencer, sinon par le commencement ? Toutes les réflexions à l'origine de ce nouveau point de vue sur la politique, que le terme de gouvernance résume, partent de cette constatation. Nous avons un problème avec la politique, que nous ne résoudrons pas simplement en améliorant les instruments dont nous disposons, mais en changeant les termes du problème. Nous ne sommes pas dans une situation où le problème est clairement identifié, où nous manquent simplement les moyens par lesquels nous pourrions prétendre le résoudre. Notre erreur ne porte pas sur les moyens, elle est plus radicale : la fonction de la politique a changé, alors que nous continuons à penser que ce qui doit changer ce sont seulement les solutions, et que nous pouvons continuer à faire la même politique, mais plus efficacement, ou en changeant d'échelle. Les plus grandes audaces conceptuelles dont nous sommes capables se contentent d'appliquer aux nouvelles réalités globales le type de politique qui avait sa validité dans la sphère de l'État, ou de s'adapter à l'exercice classique du pouvoir, de manière à rendre celui-ci plus acceptable, dans un type de société où les citoyens ont plus d'initiative.

1. QUELLE CRISE ?

Le changement qui s'est produit dans le monde contemporain est plus profond, et affecte la politique de manière plus radicale. On peut affirmer sans exagérer que nous sommes devant un processus de transformation sociale qui interpelle la politique de la même manière que l'ont fait, il y a 400 ans, ces changements sociaux qui ont amené l'invention des Étatsnations modernes. C'est ce processus (et non la force mystérieuse, quasi mythologique, des marchés, comme le pensent ceux qui ne cessent de les dénoncer) qui aujourd'hui transforme radicalement les institutions, les instruments et les mécanismes de coordination par lesquels nos sociétés essaient de résoudre leurs problèmes et de produire les biens publics dont elles ont besoin. Il s'agit là de changements irréversibles, non d'une mode passagère, de changements structuraux (mondialisation de l'économie, développement de sociétés de la connaissance, individualisation des styles de vie, intégration de nos sociétés dans l'Union européenne). Dans ce tourbillon, le problème n'est pas de savoir comment rendre plus efficace la politique traditionnelle, ni même de l'adapter à de nouvelles réalités, mais de comprendre quelle fonction nous sommes en droit d'espérer d'elle, dans un monde profondément nouveau.

La crise de la politique tient au moins à trois groupes de problèmes, qu'il est nécessaire de bien distinguer.

  1. Une première dimension de la crise réside dans le fait que la politique ne remplit pas de manière satisfaisante la tâche qui est la sienne. C'est le niveau le plus élémentaire du malaise face à la politique : un échec facilement repérable, auquel il est possible de remédier et qui ne remet pas en question nos orientations vitales. De ce niveau relèvent les réformes qui rendent plus efficaces la politique existante.
  2. Plus complexes sont les problèmes qui ont leur origine dans une inadéquation de la politique face à des changements d'échelle, à de nouveaux problèmes, à de nouveaux biens publics, pour la gestion desquels il n'existe pas de niveau de décision institutionnel approprié ou légitime. De cette sphère relève le bouleversement que le processus de mondialisation produit au sein de la politique traditionnelle. La solution, dans ce cas, revient à trouver un équivalent fonctionnel de l'État, un pouvoir politique analogue mais agissant au niveau global et non plus au niveau national. Cet équivalent ne pouvant être nommé ni État ni gouvernement mondial, appelons-le gouvernance globale.
  3. Il y a enfin un niveau plus inquiétant, où les réformes et les changements d'échelle sont insuffisants, où il ne s'agit pas d'inventer de nouvelles solutions pour résoudre des problèmes connus mais d'identifier de nouveaux problèmes. À ce niveau, ce ne sont pas seulement les solutions habituelles qui sont inadéquates, ce sont aussi les problèmes auxquels nous avons l'habitude d'être confrontés. Ce qui devient nécessaire est un effort d'innovation politique, qui exige de penser et d'agir de manière totalement nouvelle. Un tel changement de style accompagne déjà, par exemple, l'irruption des nouvelles technologies de l'information et de la communication, qui ne sont pas une simple amplification des moyens existants mais qui affectent profondément la forme de notre espace public ; ou l'émergence de la société de la connaissance, dont on ne comprendrait pas la nouveauté si on la pensait comme un simple changement d'échelle des institutions de la connaissance ; ou encore les transformations actuelles de la politique, qu'on ne peut traiter comme des problèmes appelant simplement une réforme de l'administration ; ou enfin - mais il ne s'agit là que d'une énumération sommaire - tout ce que l'on range sous le concept de gouvernance globale, qui est plus en rupture qu'en continuité avec ce que l'on a l'habitude de nommer les relations internationales.

2. LA POLITIQUE COMME SPHÈRE D'INNOVATION

Lorsque nous parlons d'innovation, nous pensons habituellement aux sciences expérimentales, à l'économie et à la technologie, non aux sciences humaines et aux sociétés, et encore moins à leurs gouvernements. On pourrait regretter cette limitation, mais elle n'est pas sans raison. Il est frappant que coexistent dans notre monde l'innovation financière, technologique, scientifique et culturelle et l'inertie et la marginalisation de la politique. Le contraste entre la timidité de la politique et la vigueur de l'économie, ou le pluralisme de la culture, doit être considéré comme le point de départ de toute réflexion sur la fonction de la politique aujourd'hui. Presque tous les observateurs s'accordent à reconnaître que l'invention politique n'est pas du tout à la hauteur de l'idée que la politique se fait d'elle-même et de ce que la société attend d'elle. Il ne s'agit pas d'une déficience au niveau du personnel politique, de l'incompétence de tel ou tel, mais d'un déficit systémique de la politique, d'un manque d'intelligence collective face à la vitalité d'autres sphères de la société, qui tient beaucoup au fait que l'on n'a pas prêté attention " aux transformations qui ont progressivement vidé de tout contenu les catégories et concepts de la politique traditionnelle " (Giorgio Agamben). Nous vivons effectivement dans une société totalement déséquilibrée, où coexistent l'euphorie techno-scientifique et l'analphabétisme en matière de civisme, l'innovation technologique et la redondance sociale, la culture critique de la sphère scientifique et économique et un espace politique et social qui peine à se renouveler. Il y a longtemps que les innovations n'ont plus leur origine dans le domaine politique mais dans d'autres secteurs de la société. En politique, on ne conçoit pas, on répare, sur la base d'une incapacité chronique à comprendre les changements sociaux, à anticiper les nouvelles conjonctures et à formuler un projet d'ordre social intelligent et intelligible.

Il est certain que les circonstances dans lesquelles la politique doit s'exercer sont devenues très complexes. La société qu'elle doit gouverner se caractérise par la multiplicité : celle des niveaux de décision, des agents sociaux, des théâtres d'intervention, des différentes demandes, contradictoires entre elles (économiques, politiques, culturelles, sécuritaires, environnementalistes…), celle des domaines relevant de la politique, celle des interdépendances, des conséquences de chaque intervention… Mais la politique ne se confond pas avec l'administration, elle configure les conditions de l'action humaine, elle ouvre des possibilités. Son domaine est celui de l'inédit, de l'insolite. Elle ne se limite pas étroitement à l'expérience disponible. La politique est un type d'action dont les conséquences vont bien audelà de ce qu'elle prévoit. Ce décalage, qui vaut pour la quasi-totalité des activités humaines, est particulièrement grand quand, comme c'est le cas pour la politique, une activité doit se dérouler dans un contexte d'extrême incertitude. Les nouvelles circonstances dans lesquelles s'exerce la politique lui rappellent qu'elle doit toujours se demander si elle se trouve devant des problèmes qu'elle peut traiter de manière habituelle ou s'il s'agit de transformations historiques qui exigent une nouvelle manière de penser.

Le système politique, cependant, ne semble pas suffisamment préoccupé par le rôle qui lui revient dans les transformations sociales actuelles. Lui fait défaut cette pression que le cours des événements exerce par exemple sur les institutions économiques, qui permet à celles-ci de se mobiliser en vue de leur survie. La politique et ses institutions accueillent avec sérénité les mauvais présages au sujet de leur avenir, comme si elles jouissaient d'une immunité théorique et pratique. Mais la politique ne tardera pas à être expulsée de ce paradis.

L'assurance, jusqu'ici en vigueur, selon laquelle les systèmes et les programmes peuvent agir sans la moindre alternative, s'écroule à partir du moment où les destinataires découvrent qu'ils peuvent, en fait, choisir le régime de gouvernement qui leur convient, qu'ils peuvent se désintéresser de la politique, ignorer ses décisions, agir comme si elles n'existaient pas, ou assigner à la politique un rôle secondaire… Il n'est pas impossible alors d'imaginer que la politique continue ainsi à fonctionner et s'occuper d'elle-même sans gêner qui que ce soit, en raison de l'insignifiance de ses prestations pour les autres systèmes, jusqu'au moment où on en viendra à poser la question de savoir quelle est exactement sa tâche à l'intérieur de la société et si celle-ci ne pourrait pas être menée à bien, et même de manière plus professionnelle, par d'autres systèmes. De là découle la question essentielle qui se pose à la politique : quelle forme doit-elle prendre pour ne pas devenir socialement non-pertinente ?

C'est dans ce contexte que surgit le concept de gouvernance, comme stratégie pour récupérer la puissance transformatrice que la politique semble avoir perdue.

3. DU GOUVERNEMENT A LA GOUVERNANCE : COMMENT RÉNOVER LA POLITIQUE

Mettre en place, en 2010, un centre de recherches autour de la notion de gouvernance, c'est sans doute faire oeuvre utile. Mais que faut-il entendre exactement par gouvernance ? Ce nouveau concept est aussi prometteur qu'imprécis. Il sert à désigner ces nouvelles réalités auxquelles renvoient mal d'autres termes plus traditionnels, et elle connote en même temps un espoir de voir la politique se rénover, après des années où le discours politique a oscillé entre la planification technocratique et le découragement face à la difficulté qu'il y a à gouverner. Sur le plan politique, il fait référence aux nouvelles formes de gouvernement, à l'intérieur ou au-delà de l'État-nation. Sur le plan économique, à la régulation des marchés et à l'organisation interne des entreprises. Les juristes rangent sous ce concept des questions qui vont de la réforme administrative à la fonction du droit à l'époque de la mondialisation.

Le concept de gouvernance, entendu au sens le plus large, fait allusion à un changement profond de l'action sociale et des formes de gouvernement des sociétés contemporaines, qui doivent prendre conscience qu'elles sont dans un environnement, non dépourvu de tensions, constitué par l'État, le marché et la société, et dans un contexte marqué par la mondialisation, l'européanisation et l'interdépendance. Dans la science politique, le concept de gouvernance exprime cette transformation du pouvoir politique démocratique, contraint d'abandonner sa forme hiérarchique et souveraine et d'adopter des modes d'action relevant davantage de la coopération. L'idée de gouvernance est une réponse à ce fait nouveau que dans de nombreux domaines politiques les limites de l'État sont en voie de dissolution, tant face à la société que face au contexte international. Et dans la science économique, la gouvernance se réfère au fait que le fonctionnement des marchés ne peut être compris correctement que si on l'analyse d'un point de vue systémique, c'est-à-dire en prenant en compte les formes de coordination non marchandes qui régulent ces marchés.

Le travail que doit mener à bien un centre de recherche sur le concept de gouvernance est considérable. Il faut en venir à penser dans toute sa complexité le triangle formé par l'État, l'économie et la société ou, si l'on préfère, la trame que forment la hiérarchie, le marché et les réseaux, toutes choses qu'il n'est plus possible de penser séparément. La porosité entre l'État et la société ou entre l'État et l'espace international a engendré une interdépendance d'une telle densité, qu'il n'est plus possible de la comprendre et de la gérer avec des instruments qui ont été élaborés dans un monde plus différencié et moins interconnecté. Le défi consiste à comprendre et gouverner des processus de communication et de coopération dans un espace où les actions des agents sont interdépendantes. Comment intégrer les différents agents, et dans quelle mesure faut-il le faire ? Comment articuler les différentes sphères sociales (économie, culture, politique, moyens de communication) et les différents niveaux de décision ?

Le succès spectaculaire du concept de gouvernance, ces dernières années, s'explique comme une réaction face aux profonds changements qu'ont connus nos sociétés. Nous avons acquis progressivement la conviction que la régulation des problèmes collectifs et que la production des biens publics exigent de nouvelles formes de leadership et de coordination, différentes de celles de la planification traditionnelle, mais qui ne doivent pas être non plus abandonnées à la spontanéité des processus sociaux et économiques. Le renoncement au projet de configurer politiquement la société - dont l'expression idéologique a été le postulat néolibéral d'une autorégulation spontanée des marchés - équivaut à un abandon de toute responsabilité. Un tel abandon n'est pas du tout compatible avec les valeurs d'une société bien ordonnée. Ce changement de paradigme qu'est la gouvernance naît d'une réflexion sur les modifications des structures de la société contemporaine, qui font apparaître clairement que les formes hiérarchiques de décision ont perdu à la fois leur efficacité et leur légitimité aux yeux des citoyens.

On a parfois associé le terme de gouvernance à ce processus de dépolitisation qui, dans les dernières décennies, a été interprété comme dérégulation, libéralisation, privatisation, gestion sur le modèle du management privé, etc. Mais il s'agit d'un contresens total. Le concept de gouvernance a été élaboré parce que se faisait sentir la nécessité d'une alternative à la théorie libérale-conservatrice de l'État minimal, il a été une réaction face à la politique administrative prenant modèle sur le management privé. Les concepts actuels de gouvernance, d'État incitateur, de société civile, de capital social ont surgi comme des réponses à la désétatisation néolibérale. Que l'État se soit heurté à des difficultés qui ne lui permettent pas de continuer à agir comme il le faisait autrefois est une chose, mais c'en est une autre de renoncer à l'idée selon laquelle la politique est une activité visant à configurer un espace public. Passer du gouvernement à la gouvernance est un changement de paradigme qui représente une chance pour l'action politique et pour la libération des énergies de la société, dans un contexte où l'accord est beaucoup plus approprié que le contrôle, les relations horizontales plus efficaces que les relations verticales.

Correctement comprise, la gouvernance ne vise pas à justifier une dépolitisation des sociétés complexes. Tout au contraire, elle peut être un instrument puissant pour reconquérir des espaces pour l'innovation politique, qui avaient été délaissés par la politique, en raison de la difficulté des problèmes en question ou bien sur la base du préjugé idéologique qui faisait confiance à l'autorégulation des sociétés (comme cela a été le cas avec l'interprétation néolibérale du marché). La gouvernance démocratique apparaît ainsi aujourd'hui comme un moyen de sortir le pouvoir politique de son inefficacité et de son insignifiance, de récupérer la politique et, en même temps, de la transformer profondément.

Il ne s'agit donc pas de défaire l'État, comme le voulaient les néolibéraux, mais de rechercher un équivalent fonctionnel des institutions de l'État-nation qui soit compatible avec le nouvel état du monde, devenu interdépendant et multipolaire. L'objectif n'est pas de renoncer au concept de gouvernement et de concevoir la politique comme une activité totalement irrationnelle, où toutes les interventions humaines seraient vouées à l'échec ou déboucheraient nécessairement sur des résultats non souhaités. Ce qui est en train de mourir, ce n'est pas la politique, mais une forme déterminée de celle-ci, concrètement celle qui caractérisait les sociétés territorialement délimitées et politiquement intégrées. C'est ce changement qui a conduit à penser autrement le rôle de l'État, par exemple par les concepts d' " État garant " (Schuppert), d' " État incitateur " (Willke), d' " État coopérateur " (Giddens) ou de " gouvernement du contexte " (Willke). Toutes ces formules témoignent d'un passage du contrôle à la régulation, du commandement au conseil et à l'aide, de l'État du bien-être à l'État incitateur (Koolmann). La politique doit passer de la hiérarchie à l'hétérarchie, de l'autorité directe à la connexion par la communication, de l'hétéronomie à l'autonomie, du contrôle unilatéral à l'implication polycontextuelle. Elle doit être en mesure de susciter le savoir (les idées, les instruments, les procédés) qui permet de modérer la société de la connaissance, dont le mode d'action est réticulaire et transnational.

4. LE GOUVERNEMENT DE LA SOCIÉTÉ DE LA CONNAISSANCE :
VERS UNE NOUVELLE CULTURE POLITIQUE

Comment, dans ce nouveau contexte, penser et mettre en pratique une gouvernance intelligente, celle qui convient à une société intelligente ? Quelle culture politique la smart governance d'une société de la connaissance exige-t-elle ? L'idée de gouvernance démocratique surgit précisément comme une réponse au constat de la faillite de la hiérarchie comme principe ordonnateur de nos sociétés. Les systèmes complexes ne peuvent être gouvernés de haut en bas. Ce type de gouvernement suppose une simplification qui est incompatible avec la richesse, l'initiative et la compétence des éléments qui la composent. Le traitement de la grande complexité pose de nombreux problèmes qui mettent en échec toute stratégie fondée sur la hiérarchie : les décideurs méconnaissent la dynamique des systèmes complexes parce qu'en général ils n'incluent pas le déroulement temporel dans leurs calculs ou que, quand ils le font, ils ont tendance à favoriser les extrapolations linéaires ; ils ignorent les effets latéraux, les développements exponentiels ; ils pensent en termes de chaînes causales, non de réseaux et de boucles ; ils s'intéressent de préférence aux détails, à l'immédiat, en sous-estimant les connexions et les perspectives d'ensemble ; ils sont souvent des adeptes du radicalisme du tout ou rien, qui aggrave encore les problèmes. Une intervention qui voudrait régler jusqu'aux moindres détails ferait nécessairement perdre la vision d'ensemble des problèmes, si nécessaire à celui qui entend gouverner une société. Tout gouvernement démocratique a intérêt à réfléchir sur lui-même pour éviter la surcharge qui découle de l'absence de partage du pouvoir.

Lorsqu'il s'agit d'initiative, d'innovation, d'engagement, une autorité centralisée ne peut parvenir à motiver les citoyens. Dans une époque caractérisée par un désir croissant d'auto-gouvernement, elle se heurte à la résistance de ses destinataires. Ils ne sont pas disposés, dans une société de la connaissance, à accepter les décisions adoptées selon une logique hiérarchique et opaque. Ils exigent, au contraire, de nouvelles formes de participation et de communication.

Les lois et les décrets découlant de procédures hiérarchiques de décision ne constituent qu'une des formes possibles de la régulation politique. D'autres structures, où l'État n'a pas le monopole de la régulation mais agit comme un agent parmi d'autres, ou par le moyen de procédures participatives ou fédérales, peuvent produire de meilleurs résultats politiques, tant du point de vue de l'efficacité que de celui de la légitimité des décisions collectives. Cela vaut aussi bien au niveau des communes, que des États, ou qu'au niveau européen ou mondial.

Un monde réticulaire exige un pouvoir de type relationnel. Les réseaux exigent des instruments plus complexes que les moyens de la politique traditionnelle : la confiance, la réputation, la réciprocité. La nouvelle conjoncture exige un dépassement des routines administratives classiques et une innovation institutionnelle en matière de gouvernance. La nouvelle gouvernance vise à mettre en place une forme de coordination entre les agents politiques et sociaux caractérisée par la régulation, la coopération et les relations horizontales.

Dans les sociétés complexes, les modèles et les procédures politiques ne peuvent prétendre à une forme d'unité qui ruinerait la diversité : gouverner, dans ce nouveau contexte, c'est gérer l'hétérogénéité.

Mais tout cela exige une autre manière de comprendre le pouvoir, et un passage à une politique fondée sur la relation et la coopération et non sur la hiérarchie et le contrôle.

Bien qu'elle soit la forme la plus répandue de pouvoir, la politique comme commandement est une manière atavique, suboptimale, de réguler les conflits. La focalisation traditionnelle de la politique sur le pouvoir à l'état brut reste prisonnière d'une conception héroïque de celle-ci. Les possibilités de configurer la société se déclinent aujourd'hui d'une autre manière : l'influence, la diplomatie, l'accord, la délibération, le processus…

Alors que le concept de gouvernement est centré sur l'État comme sujet dirigeant la société, celui de gouvernance élargit la perspective en direction de la réalité sociale et politique. La gouvernance part du principe que les problèmes sociaux ne peuvent être résolus par la seule action d'une autorité suprême, qu'ils doivent être traités par l'action conjointe de multiples agents et organisations. Avec le concept de gouvernance, on dépasse l'idée d'une séparation stricte entre le sujet gouvernant et les sujets gouvernés. Le pouvoir n'est jamais dans un espace vide, sans forces capables d'agir sur lui, de le contredire et de le modifier.

Quand le système qui doit contrôler est aussi et en même temps le système contrôlé, l'idée d'un contrôle unilatéral devient obsolète, comme l'illustre la métaphore du thermostat qu'utilise Bateson pour montrer qu'on ne sait jamais vraiment qui commande qui. La forme de pouvoir qui réduit le mieux la complexité est celle qui n'a pas besoin d'imposer, qui encourage des formes de conditionnement mutuel, qui renonce à l'unilatéralité et à la menace.

Tout compte fait, le concept de gouvernance fait peut-être signe vers ce paradoxe insoluble : dans une société démocratique, nous ne savons jamais clairement si ce sont les gouvernants qui gouvernent les gouvernés, ou l'inverse.

Texte original : http://www.globernance.com/wp-content/uploads/2011/02/GouvernanceFR.pdf

Au sujet du site