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Vers la Fédération mondiale

Contre l'anarchie mondiale, la démocratie, Robert Toulemon

Face au populisme nationaliste qui déferle partout, y compris hélas dans notre Europe, une attitude défensive ne suffit pas. La bataille doit être menée sur le terrain des idées. Or il est une idée qui n'a rien perdu de sa puissance et sur laquelle s'appuyer. Cette idée n'est autre que l'aspiration universelle au respect des droits fondamentaux et à la démocratie. Les déceptions des printemps arabes résultent sans doute pour partie d'un apprentissage difficile. Elles sont aussi dues à l'incapacité des Occidentaux à faire de leur victoire sur le totalitarisme un triomphe universel de la liberté. De la fin de la guerre froide aurait pu naitre un ordre mondial fondé sur la généralisation de l'état de droit. Telle était la vision de Fukushima annonciateur mieux inspiré qu'on ne l'a dit de la fin de l'Histoire. La réponse inappropriée donnée en Irak par Bush junior aux attaques du 11 septembre 2001 a dévalorisé toute politique se donnant pour objet d'étendre la démocratie. Retourner cette situation suppose que d'oppressive, l'image de l'Occident devienne libératrice, notamment aux yeux des femmes et de la jeunesse. Ce devrait être le ressort d'une grande politique étrangère européenne de contribuer à cette révolution culturelle d'un nouveau genre. D'un excès d'optimisme, les démocraties occidentales sont passées, comme il arrive souvent, à un pessimisme qui leur interdit de mesurer leurs chances de gagner la bataille des idées, la seule décisive dans le long terme. Renoncer à livrer cette bataille revient à se résigner à une anarchie universelle menaçant l'avenir du genre humain.

L'aggravation des désordres résultant de l'absence d'ordre mondial se multiplient. Le djihadisme terroriste est devenu l'idéologie révolutionnaire à la mode. Le Moyen-Orient subit la double épreuve d'un durcissement du conflit Israël - Palestine et de l'apparition d'un califat réunissant sous une impitoyable dictature islamique le croissant fertile qu'Anglais et Français s'étaient partagé au lendemain de la première guerre mondiale. En renonçant à sanctionner Bachar après la violation de la ligne rouge que devaient constituer l'usage d'armes chimiques par le dictateur syrien, Obama n'a pas seulement porté une atteinte gravissime à la crédibilité des États-Unis comme puissance de dernier recours. Il a favorisé l'ascension des extrémistes au sein de la rébellion. Non loin de là, Poutine aspirant à une revanche géopolitique après la dislocation de l'Union soviétique et encouragé par les hésitations occidentales, veille à entretenir dans l'Est ukrainien un degré de troubles suffisant pour empêcher la consolidation d'un régime Porochenko associé à l'UE. La destruction d'un avion malaisien avec la probable complicité de la Russie a conduit l'UE à franchir un degré de plus dans l'échelle des sanctions. Principal pays arabe, l'Égypte retrouve, après l'intermède des Frères musulmans, la dictature militaire. L'Afrique se divise entre zones où le calme revenu permet un décollage inattendu largement fondé sur l'essor des communications et pays livrés à une anarchie meurtrière qui, sous des formes diverses, exerce ses ravages en Libye, en Centrafrique, au Soudan, en Somalie, en Érythrée et dans le bassin du Congo. Les États du Golfe, Arabie et Qatar notamment, parviennent à combiner une garantie américaine à leur sécurité avec un soutien partout dispensé aux pires extrémistes, sans qu'on ait trop longtemps paru s'en émouvoir à Washington et dans les capitales européennes. L'accord péniblement obtenu sur le nucléaire iranien, loin de conduire à l'apaisement espéré, a conduit à une intensification de l'antagonisme entre Chiites et Sunnites auquel a aussi contribué l'avènement d'un souverain saoudien peu disposé au compromis. Le Yémen, Arabie heureuse des Anciens, est le théâtre d'un affrontement armé entre des rebelles soutenus par Téhéran et une coalition dirigée par les Saoudiens. Pour la Turquie d'Erdogan l'ennemi principal n'est pas Daech mais les Kurdes de Syrie.

Que dans un pareil climat et moins d'un mois après les attentats de novembre, la conférence de Paris sur le climat ait pu se tenir est un succès pour la diplomatie française. L'avenir dira la valeur des engagements souscrits par les États. Relever le défi climatique suppose un progrès de la gouvernance mondiale qui demeurera aléatoire aussi longtemps que n'auront pas été mises en place des procédures permettant de sanctionner les manquements.

Les conflits en cours en Afrique et au Moyen-Orient multiplient les demandeurs d'asile qui s'ajoutent aux traditionnels candidats à la migration. Les institutions et les gouvernements européens sont soumis aux exigences contraires du secours aux naufragés et du refus de ce qui est ressenti par une fraction croissante de la population comme une invasion et une concurrence. Le problème des migrations apparait plus que jamais lié aux désordres du monde. Le spectacle offert par les médias produit une sorte de mithridatisation. A l'indifférence d'une majorité, répond le dégoût de ceux qui ne se résignent pas à l'état du monde. L'effondrement de l'idéologie marxiste a laissé place à un millénarisme islamiste nourri par les humiliations de l'époque coloniale. La guerre civile, soigneusement entretenue en Syrie par l'appui de la Russie au régime d'Assad, fonctionne comme un aspirateur drainant de jeunes volontaires rêvant de donner dans le djihad un sens à leur vie. Craignant le retour en Europe d'éléments formés au terrorisme, les gouvernements sont sur le qui-vive. Durement frappée en novembre 2015, la France vit sous l'état d'urgence. Face à la menace terroriste et à la pression migratoire, les Européens absorbés par leurs problèmes internes et prisonniers de leurs intérêts à court terme ont le plus grand mal à définir une stratégie commune. Le durcissement des frontières menace d'anéantir une des plus remarquables réalisations de l'Europe. L'intergouvernementalisme révèle son incapacité à produire la moindre politique commune comme on le voit à propos de l'asile.

L'Occident a gagné la guerre froide mais, tel Hannibal, n'a pas su profiter de sa victoire. Une Amérique paralysée par le conflit entre un président en fin de mandat et un Congrès hostile, une Europe incapable, par allergie au fédéralisme, de donner un contenu aux textes annonçant une politique étrangère et de sécurité commune se révèlent incapables de répondre à l'aspiration à la démocratie qui se manifeste sur tous les continents. Le moment n'est-il pas venu de concevoir une stratégie de rétablissement de l'ordre mondial qui, prenant appui sur ce besoin universel de liberté, soit en harmonie avec nos valeurs et nos intérêts ?

L'Occident déboussolé

Contrairement à la manière dont on présente habituellement son histoire, la guerre froide ne fut pas seulement une confrontation de puissances. En Europe, s'affrontaient un empire totalitaire et un ensemble de démocraties pratiquant toutes avec plus ou moins de bonheur la liberté politique, les élections libres et l'état de droit. Malgré la présence en France et en Italie de forts partis communistes, la majorité de la population refusait la perspective d'une éventuelle communisation favorisée par la présence de l'armée rouge, ainsi que cela s'était produit dans les pays qui allaient devenir, par une cynique antiphrase, les démocraties populaires. Il n'existait pas moins une contradiction entre les idéaux de liberté et de démocratie supposés défendus par l'Alliance atlantique et le comportement des États membres de l'OTAN. Au cours des quarante années qui séparent la signature du Pacte Atlantique de la chute du mur de Berlin, les États-Unis et leurs alliés ne prirent aucun risque lors des révoltes récurrentes des peuples soumis à la tyrannie soviétique. Dans le même temps, Washington multipliait, au nom de la lutte contre le communisme, notamment en Amérique latine, des interventions favorables à des régimes cruellement tyranniques. L'engagement des États-Unis dans la péninsule indochinoise, prolongeant celui de la France, aboutit à un échec militaire sur le terrain. Entaché d'atrocités largement médiatisées, il eut aussi pour effet d'alimenter partout dans le monde, y compris dans la jeunesse occidentale, une puissante vague de réprobation politique et idéologique. La révélation au grand public des crimes de Staline par Soljenitsyne, puis par la direction soviétique elle-même, les répressions de l'ère Brejnev, l'invasion de l'Afghanistan permirent à l'Occident de redorer son blason avant même que la chute du mur de Berlin apparaisse comme une victoire inespérée après plus de quarante ans de guerre froide.

Pourquoi cette victoire du " monde libre " n'a-t-elle pas permis la construction d'un ordre mondial pacifique ? Les causes de ce fiasco sont multiples. A celles le plus souvent alléguées, le surgissement d'un terrorisme islamiste, avec le point d'orgue du 11 septembre 2001, la réponse aussi mal inspirée que mal exécutée par Bush junior en Irak, le manque d'unité et de volonté des Européens, plus récemment, les hésitations d'Obama, s'en ajoute une autre, généralement ignorée bien que décisive : l'ignorance par l'ensemble des pays d'Occident (un Occident politique incluant évidemment le Japon) de l'aspiration sinon universelle du moins très largement partagée à la démocratie et à l'état de droit. Ignorance ne signifie pas absence de sympathie ou d'encouragements, notamment à travers les organisations non gouvernementales, mais incapacité à concevoir une stratégie fondée sur cet aspect nouveau et fondamental de la mondialisation, l'aspiration générale à la démocratie.

Les responsabilités de cet échec sont partagées. La principale incombe aux États-Unis, à leur culte de la puissance, à leur attachement dogmatique à leur souveraineté. Celle des Européens est, faute de s'être donné les moyens d'une politique étrangère et de défense commune, autrement dit d'avoir franchi le pas d'une union politique d'inspiration fédérale, de ne pas s'être mis en mesure de proposer à leurs partenaires d'outre atlantique une réflexion stratégique sur l'avenir de l'Alliance après la fin de la guerre froide. En réalité, les gouvernements ne souhaitaient pas remettre en cause une architecture de sécurité à laquelle ils demeuraient attachés, sans avoir pour autant le courage d'adapter l'Alliance à un univers politique mondial profondément transformé. L'Union européenne, sans moyens militaires qui lui soient propres alors que ses États membres réduisaient leurs propres capacités, se voyait confinée dans l'exercice d'un soft power non négligeable mais pas à la mesure des nouveaux défis.

Un humanisme mondialisé

Une stratégie visant à construire un ordre mondial n'aurait aucune chance de succès si elle ne prenait appui sur un ensemble de valeurs susceptible de répondre aux aspirations des jeunes générations et d'être partagé par le plus grand nombre. La grande nouveauté du monde contemporain est la combinaison d'une information immédiate et globale sur les violations des droits fondamentaux et d'un rejet général des diverses formes de domination. Nous n'avons pas réellement pris conscience du formidable succès historique que représente l'effondrement au XXème siècle des deux idéologies totalitaires rivales. Les horreurs des conflits du dernier siècle ont anéanti la croyance au progrès héritée des Lumières et ont en quelque sorte effacé ce miracle du triomphe universel d'un humanisme nouveau, seule base possible d'un ordre global. La profusion d'atrocités que nous relatent chaque jour les médias peut paraître démentir l'hypothèse d'un nouvel humanisme. La condamnation des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, la création de tribunaux chargés de juger leurs auteurs sont des innovations de portée historique majeure en dépit du refus de tout engagement de la part non seulement de la Russie et de la Chine mais également des États-Unis. Le contraste entre des États européens se faisant les promoteurs d'une protection universelle des droits fondamentaux et des États-Unis d'Amérique viscéralement opposés à toute contrainte supranationale est source de faiblesse pour l'Alliance atlantique. Les Etats africains observent non sans raison que la plupart des poursuites engagées pour crimes de guerre ou crimes contre l'humanité ont frappé des personnalités du tiers-monde, le plus souvent africaines. Une pareille discrimination ne saurait être durable. L'ordre public mondial est appelé à s'étendre ou à disparaître.

L'accroissement fantastique des inégalités entre pays et à l'intérieur de chaque pays est, en même temps que la régression de la pauvreté de masse, une conséquence de la mondialisation. L'ordre mondial n'en serait pas un s'il ne se donnait comme l'un de ses objectifs primordiaux une répartition mieux équilibrée de la richesse sur tous les continents. La négociation sur le dérèglement climatique offre une occasion d'aborder ce problème sur des bases nouvelles. A la revendication des pays moins avancés de poursuivre un rattrapage, parfois à peine entamé, avec l'aide des pays avancés devront répondre des engagements de bonne gouvernance.

Multilatéralisme et rapports de force

L'histoire du dernier demi-siècle peut s'analyser comme un affrontement entre la prégnance persistante des rapports de force et la naissance de diverses formes de multilatéralisme. Des rapports de force relèvent la dissuasion nucléaire, l'affrontement de groupes d'Etats, telle la confrontation Est-Ouest au temps de la guerre froide, les révoltes anticoloniales et leur répression, les abus de puissance des entreprises multinationales, à commencer par leur volonté et leur capacité d'échapper à l'impôt. Du multilatéralisme relèvent les Nations unies et leurs organes spécialisés, les groupes régionaux, dont l'Union européenne est le modèle le plus avancé, et les multiples conventions visant à rationaliser les rapports internationaux et à prévenir et à punir les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité. Bien entendu, les rapports de force ne sont pas absents des systèmes multilatéraux. Ceux-ci, parfois, en reconnaissent la pertinence dans leurs structures même. Le droit de veto des membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations unies sanctionne les rapports de puissance issus de la capitulation de l'Allemagne et du Japon.

Ayant perdu leur ancienne prééminence, les puissances européennes se sont faites les avocates du multilatéralisme, tout en se reposant sur les États-Unis pour assurer leur sécurité. Leur dépendance à l'égard des États-Unis, aggravée par la modicité de leurs budgets de défense, leur interdisait d'exercer une réelle influence sur une politique américaine rebelle à toute contrainte supranationale. L'Alliance atlantique justifiée par la menace soviétique relevait à la fois d'un rapport de force et d'une défense collective de l'état de droit face à un empire totalitaire. La chute de cet empire et l'apparition d'une menace d'un nouveau type, celle du terrorisme islamiste, auraient dû conduire, non à la dissolution de l'Alliance, mais à une redéfinition de ses objectifs et de son aire géographique. Au lieu de procéder à cette révision fondamentale, l'Occident s'est divisé et a multiplié les erreurs, la plus lourde de conséquences étant l'invasion de l'Irak et la destruction de son appareil d'État. Faute d'imagination et de courage, les nations occidentales ont manqué l'occasion de répondre aux attentes des pays de l'Est et du Sud ayant retrouvé la liberté ou aspirant à la retrouver. L'heureuse exception des États d'Europe centrale et orientale admis avec succès dans l'Union européenne souligne, par contraste, l'aveuglement qui conduisit à n'offrir, à la Russie, à l'Inde, aux nouvelles démocraties d'Asie, à une Amérique latine enfin délivrée de ses dictatures aucune perspective de participation effective à un nouvel ordre mondial. La réunion périodique dans un cadre informel des dirigeants des principales puissances occidentales, à l'initiative de Valéry Giscard d'Estaing, étendue à la Russie après 1991, a été, en fait, limitée à l'économie. Elle n'a donné que des résultats limités et a contribué à accentuer la coupure entre grandes puissances et pays émergents exclus de ce club aristocratique

Bâtir un ordre mondial démocratique

Un ordre mondial fondé sur la liberté individuelle et collective des peuples peut paraître relever de la catégorie des utopies sympathiques mais hors d'atteinte. A l'heure de la mondialisation, cet objectif est cependant le seul à permettre à la fois la défense de nos valeurs et celle de nos intérêts. La première étape devrait être une prise de conscience, celle de la solidarité de fait qui unit désormais toutes les nations soumises aux mêmes menaces : prolifération nucléaire, changements climatiques, apparition de zones de non-droit générant des mouvements migratoires croissants et incontrôlables. Cette prise de conscience émerge mais le rôle respectif des États, du moins de ceux qui peuvent prétendre au statut de " puissance ", et des organisations internationales est loin d'être clair. L'Europe, prisonnière de son passé, tarde à se doter d'une personnalité politique cohérente, les États- Unis, traumatisés par le désastre d'Irak ne veulent plus assurer la fonction de gendarmes du monde. Contrairement à ce que l'on aurait pu espérer, la fin de la guerre froide n'a pas permis d'apporter aux Nations unies les réformes indispensables au maintien de leur légitimité et à leur efficacité L'uchronie est un exercice difficile. On doit cependant se demander si un soutien massif à Gorbatchev n'aurait pas permis d'obtenir son appui pour une réforme de l'ordre mondial à laquelle la Chine isolée aurait eu du mal à résister. Quoi qu'il en soit, l'extension de l'OTAN aux anciennes démocraties populaires sans réforme des objectifs de l'Alliance a favorisé l'ascension de Poutine et lui a permis de promouvoir un groupe de puissances émergentes, les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine, puis Afrique du Sud). Leur décision récente de créer des institutions financières leur permettant d'échapper à la tutelle d'un Fonds monétaire et d'une Banque mondiale à la gestion desquels ils estiment n'avoir pas une place équitable est un échec pour l'Occident. Qu'au même moment, l'annexion de la Crimée par la Russie et son soutien aux rebelles ukrainiens n'aient pas suscité davantage de réactions dans les pays du Sud est un autre échec. La situation d'anarchie sanglante qui règne en Libye, en Centrafrique, en Somalie, au Congo, l'évanouissement d'un espoir de règlement du conflit entre Israël et les Palestiniens, le récent déchaînement des violences dans la bande de Gaza, l'apparition d'un État islamo-terroriste à cheval sur la Syrie et l'Irak démontrent chaque jour l'impuissance des Occidentaux, y compris celle des États- Unis. Bien qu'on en parle moins, on devrait ajouter à cette liste d'horreurs face auxquelles éclate notre impuissance ces deux enfers sur terre que sont une Corée du Nord nucléaire aux famines récurrentes et un Érythrée dont tous les habitants sont soumis à un service obligatoire sans limite de temps.

L'ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine ironise volontiers à propos d'une "communauté internationale" combinaison aléatoire et le plus souvent impuissante d'intérêts nationaux. Refusant que l'on stigmatise les égoïsmes nationaux, chaque État ayant pour objet de défendre ses intérêts, il ne voit de progrès possible que dans l'ajustement de ces intérêts, le rôle imparti aux institutions et aux conventions internationales demeurant marginal. Cette adhésion à la realpolitik vaut certainement mieux que le soi-disant idéalisme d'un George Bush junior prétendant démocratiser par la force des armes un " grand Moyen Orient ". Cependant tout démocrate ne peut se résigner à un système mondial qui tolère les violations massives des droits humains fondamentaux. Ignorer l'aspiration des peuples à la démocratie, considérer que la protection des droits fondamentaux ne vaut que pour une minorité de privilégiés est un aveuglement d'autant plus redoutable qu'il se pare du manteau d'un prétendu réalisme. Les interventions conduites au nom du droit de protéger, timidement reconnu par les Nations unies, faute d'une capacité à imposer un ordre nouveau, ont souvent abouti, comme on le voit en Libye, pour ne pas parler du désastre irakien, à des situations pires que celles auxquelles on prétendait remédier.

Ce n'est pas seulement pour des raisons tenant à leurs valeurs que les nations occidentales ne peuvent se désintéresser des désordres du monde. Ilot de paix et de prospérité, certes relative, dans un océan de misère et de violence, les États-Unis et l'Europe voient déferler à leurs frontières un flot sans cesse croissant d'êtres humains prêts à risquer leur vie pour accéder à un monde qu'ils imaginent leur offrir un avenir. L'afflux massif de réfugiés venant de Syrie s'ajoutant au courant libyen place l'Union européenne face à un défi existentiel tant sont opposées les réactions d'ouverture et d'accueil si remarquablement promues et défendues par Angela Merkel et celles de fermeture défensive dominant en Europe centrale et orientale.

Vers une nouvelle Alliance

Une stratégie visant à remédier aux présents désordres du monde devrait reposer sur deux orientations complémentaires : unité de l'Occident, ouverture au Sud.

S'agissant d'une question aussi difficile que la contribution à un meilleur ordre mondial, mieux vaut partir de ce qui existe. L'Alliance atlantique a maintenu la solidarité des démocraties européennes et nord-américaines pendant les cinquante années de la guerre froide. Elle est encore aujourd'hui considérée comme la plus crédible garantie de sécurité face à la volonté poutinienne de rétablir le statut impérial de la Russie. Son maintien après la dissolution du pacte de Varsovie, son élargissement vers l'Est au-delà des frontières de l'Allemagne réunifiée, en contradiction avec les assurances données à la Russie, a été interprété par les Russes comme un signe d'hostilité de l'Occident à leur égard. Ainsi s'est développée une escalade de la méfiance qui rend difficile la recherche d'une solution pacifique à la crise ukrainienne. Ce processus aurait pu être évité si les membres de l'Alliance s'étaient interrogés sur sa pertinence, ses objectifs, son périmètre dans le monde de l'après - guerre froide. Ils n'auraient pu ignorer que désormais leur sécurité serait menacée par la violence fanatique de mouvements terroristes plutôt que par une Russie durablement affaiblie par l'éclatement de l'Union soviétique. Apparaissait en revanche redoutable l'éventualité d'une complicité entre les mouvements terroristes et quelques États marginaux aspirant à la possession de l'arme nucléaire.

Face à cette menace d'un nouveau type qui avait démontré sa réalité le 11 septembre 2001, l'Occident n'a pas réussi à mobiliser l'opinion mondiale dans son ensemble. Le ressentiment à l'égard des États-Unis a suscité des commentaires sur le thème " bien mérité " dans les pays du Sud et chez certains intellectuels. Une rumeur attribuant à un complot juif la responsabilité des attentats a circulé dans le monde arabo-musulman. Un ouvrage soutenant cette thèse a obtenu un large succès, notamment en Égypte. De même, on est frappé par le peu de réactions hors de l'Occident face aux atrocités commises en Irak par le califat qui a pris la suite d'Al Qaïda. Tout ceci montre combien il est urgent d'organiser une solidarité élargie à l'ensemble des peuples aspirant à la liberté.

Ce dont il s'agit n'est rien d'autre que la transformation d'une alliance géographique en une alliance politique. Il ne s'agit plus seulement d'assurer la sécurité d'un espace, la zone de l'Atlantique Nord, mais de promouvoir l'État de droit et la démocratie sur tous les continents. Une pareille mutation ne se fera pas du jour au lendemain. Elle suppose une prise de conscience de la différence fondamentale entre les nations dotées de gouvernements représentatifs et les régimes tyranniques, sachant qu'entre les premiers et les seconds s'étend une frange d'États despotiques susceptibles d'une évolution libérale et de démocraties fragiles menacées de régression. Que l'Occident dans son ensemble ait intérêt à élargir l'espace où règne la liberté ne nécessite pas une longue démonstration. Que l'on se place sur le terrain des valeurs ou sur celui des intérêts, notre sécurité et notre prospérité ne peuvent que gagner au recul d'une anarchie mondiale menaçante.

Une profonde mutation de comportement de la part des pays du Nord n'a que trop tardé. Un premier pas s'impose : une réforme des institutions financières créées après le deuxième conflit mondial, Fonds monétaire international et Banque mondiale accordant aux émergents une part équitable dans la gouvernance de ces institutions. Faute de l'avoir obtenue, les BRIC ont décidé de créer des institutions financières qui leur soient propres au risque d'accentuer le clivage Nord - Sud. Une deuxième étape pourrait consister à convier les grands pays émergents aux sommets de chefs d'État. Ayant démontré leur volonté d'associer les pays du Sud à la gouvernance mondiale, les Occidentaux seraient beaucoup mieux placés qu'ils ne le sont aujourd'hui pour inscrire les progrès sinon de la démocratie, du moins de l'état de droit à l'ordre du jour de ces sommets. Ainsi les pays non démocratiques, notamment la Russie et la Chine, auraient le choix d'accepter un dialogue sur leur démocratisation ou de refuser de participer. Proposer un objectif de transformation interne à des pays ayant subi la colonisation ou, dans le cas de la Chine, de terribles humiliations n'est pas une tâche facile. Il sera nécessaire, pour se donner une chance d'y parvenir, de leur offrir une réelle participation à l'établissement et à la sauvegarde d'un ordre mondial tenant compte de leur poids démographique et de leurs intérêts. L'attachement ombrageux à leur souveraineté ne pourra être surmonté que par l'aspiration générale des peuples à la liberté.

Ce n'est qu'au terme d'une évolution rapprochant l'ensemble des pays, de plus en plus nombreux, qui ont réussi à construire une démocratie pluraliste, qu'ils appartiennent au Nord ou au Sud, qu'ils soient d'anciens colonisés ou d'anciens colonisateurs, que pourrait être ouvert le débat sur l'avenir d'une alliance qui ne serait plus limitée à la sécurité de la zone nord-atlantique mais se donnerait comme objectif la construction d'un ordre mondial démocratique. Là encore s'impose un processus par étapes, la première consistant à associer les pays du Sud aux opérations de rétablissement de la paix autorisées par les Nations unies. Une étape ultérieure vers un ordre universel pourrait consister dans la transformation de l'Alliance atlantique en une Alliance des démocraties organisée sur une base régionale. Utopique aujourd'hui, cette mutation pourrait devenir possible quand l'humanité prendra une pleine conscience de la nécessité d'une gouvernance mondiale pour faire face aux divers périls qui la menacent et le jour aussi où un climat de confiance se sera substitué au climat de méfiance qui caractérise aujourd'hui les relations interétatiques. C'est alors seulement que pourra être envisagée cette réforme de l'Organisation des Nations unies qui ne devrait pas consister seulement en l'élargissement du Conseil de Sécurité mais dans l'abolition du veto et l'introduction du critère de représentativité démocratique.

Géopolitique ou multilatéralisme

Bien que représentant un progrès par rapport à la Société des Nations, l'Organisation des Nations unies souffre de plusieurs vices de construction, le principal étant l'impossibilité de se réformer, conséquence du veto dont disposent les membres permanents du Conseil de Sécurité. Seule la construction d'un consensus entre les principales nations des cinq continents permettra une réforme qui ne saurait qu'être le résultat et non le point de départ d'un processus. En confrontant tous les États à un risque commun, en leur imposant des solutions supranationales contraignantes, le défi climatique dont l'origine humaine n'est plus guère contestée, pourrait favoriser une prise de conscience de la solidarité de l'espèce humaine au-delà des conflits de valeurs et d'intérêts. A qui aurait des doutes sur le réalisme de cette vision, on fera observer que la recherche de solutions aux problèmes internationaux peut emprunter deux voies, ainsi que l'a montré l'expérience du XXème siècle. La voie du rapport de force chère aux amateurs de géopolitique, la voie de la recherche de l'intérêt commun soutenue par les défenseurs du multilatéralisme. On admettra que les derniers sont, éthiquement, les plus sympathiques. Admettons aussi qu'ils sont, le plus souvent, les plus efficaces. La construction européenne lancée en 1950 par Schuman et Monnet, idéalistes l'un et l'autre bien qu'à partir de convictions très différentes se révéla plus fructueuse que le système punitif de Versailles. On objectera enfin que face à Hitler ou Staline ou aujourd'hui face à Daech, il n'y a pas d'autre solution que le combat. La recherche d'un ordre mondial qui en soit un a précisément pour objet de prévenir ou de limiter le recours à l'usage de la violence.

De même que sont nées de la dernière guerre mondiale les immenses progrès qu'ont représenté le plan Marshall et les communautés européennes, pourquoi des désordres présents ne pourraient naître des réformes qui ne sont pas seulement souhaitables mais nécessaires à la survie des peuples vivant sur cette planète dont on pressent qu'elle est peut-être unique dans un univers dont nous avons récemment découvert l'immensité. N'est-il pas temps d'adapter nos modes de pensée à ce cadre conceptuel qui met au dessus de tout l'avenir de la civilisation humaine ?

 

Robert Toulemon

Auteur de Aimer l’Europe - Paris

Avec l’aimable autorisation de la revue Futurible sur demande de l’auteur -
Initialement publié dans Fedechoses n° 173

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