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In CAMUS, Albert : Actuelles, Paris Gallimard, 1950 pages 160-166. |
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Nous savons aujourdhui quil ny a plus dîles et que les frontières sont vaines. Nous savons que dans un monde en accélération constante, où lAtlantique se traverse en moins dune journée, où Moscou parle à Washington en quelques heures, nous sommes forcés à la solidarité ou à la complicité, suivant les cas. Ce que nous avons appris pendant les années 40, cest que linjure faite à un étudiant de Prague frappait en même temps louvrier de Clichy, que le sang répandu quelque part sur les bords dun fleuve du Centre européen devait amener un paysan du Texas à verser le sien sur le sol de ces Ardennes quil voyait pour la première fois. Il nétait pas comme il nest plus une seule souffrance, isolée, une seule torture en ce monde qui ne se répercute dans notre vie de tous les jours. Beaucoup dAméricains voudraient continuer à vivre enfermé dans leur société quils trouvent bonne. Beaucoup de Russes voudraient peut-être continuer à poursuivre lexpérience étatiste à lécart du monde capitaliste. Ils ne le peuvent et ne le pourront plus jamais. De même, aucun problème économique, si secondaire apparaisse-t-il, ne peut se régler aujourdhui en dehors de la solidarité des nations. Le pain de lEurope est à Buenos Aires, et les machines-outils de Sibérie sont fabriquées à Détroit. Aujourdhui la tragédie est collective. Nous savons donc tous, sans lombre dun doute, que le nouvel ordre que nous cherchons ne peut-être seulement national ou même continental, ni surtout occidental ou oriental. Il doit être universel. Il nest plus possible despérer des solutions partielles ou des concessions. Le compromis, cest ce que nous vivons cest à dire langoisse pour aujourdhui et le meurtre pour demain. Et pendant ce temps, la vitesse de lhistoire et du monde saccélère. Les vingt et un sourds, futurs criminels de guerre, qui discutent aujourdhui de paix échangent leurs monotones dialogues, tranquillement assis au centre dun rapide qui les entraîne vers le gouffre, à mille kilomètres heures. Oui, cet ordre universel est le seul problème du moment et qui dépasse toutes les querelles de constitution et de loi électorale. Cest lui qui exige que nous lui appliquions les ressources de nos intelligences et de nos volontés. Quels sont aujourdhui les moyens datteindre cette unité du monde, de réaliser cette révolution internationale, où les ressources en hommes, les matières premières, les marchés commerciaux et les richesses spirituelles pourront se trouver mieux redistribuées ? Je nen vois que deux et ces deux moyens définissent notre ultime alternative. Ce monde peut être unifié den haut, comme je lai dit hier, par un seul Etat plus puissant que les autres. La Russie ou lAmérique peuvent prétendre à ce rôle. Je nai rien, et aucun des hommes que je connais na rien à répliquer à lidée défendue par certains, que la Russie ou lAmérique ont les moyens de régner et dunifier ce monde à limage de leur société. Jy répugne en tant que Français, et plus encore en tant que Méditerranéen, mais je ne tiendrai aucun compte de cet argument sentimental. Notre seule objection, la voici, telle que je lai définie dans un dernier article : cette unification ne peut se faire sans la guerre ou, tout au moins, sans un risque extrême de guerre. Jaccorderai encore, ce que je ne crois pas, que la guerre puisse ne pas être atomique. Il nen reste pas moins que la guerre de demain laisserait lhumanité si mutilée et si appauvrie que lidée même dun ordre y deviendrait définitivement anachronique. Marx pouvait justifier comme il la fait, la guerre de 1870, car elle était la guerre du fusil Chassepot et elle était localisée. Dans les perspectives du marxisme, cent mille morts ne sont rien, en effet, au prix du bonheur de centaines de millions de gens. Mais la mort certaine de centaines de millions de gens, pour le bonheur supposé de ceux qui restent, est un prix trop cher. Le progrès vertigineux des armements, fait historique ignoré par Marx, force à poser de nouvelle façon le problème de la fin et des moyens. Et le moyen, ici, ferait éclater la fin. Quelle que soit la fin désirée, si haute et si nécessaire soit-elle, quelle veuille ou non consacrer le bonheur des hommes, quelle veuille consacrer la justice ou la liberté, le moyen employé pour y parvenir représente un risque si définitif, si disproportionné en grandeur avec les chances de succès, que nous refusons objectivement de le courir. Il faut donc en revenir au deuxième moyen propre à assurer cet ordre universel, et qui est laccord mutuel de toutes les parties. Nous ne nous demanderons pas sil est possible, considérant ici quil est justement le seul possible. Nous nous demanderons dabord ce quil est. Cet accord des parties a un nom qui est la démocratie internationale. Tout le monde en parle à lO.N.U. bien entendu, mais quest-ce que la démocratie internationale ? Cest une démocratie qui est internationale. On me pardonnera ici ce truisme, puisque les vérités les plus évidentes sont aussi les plus travesties. Quest-ce que la démocratie nationale ou internationale ? Cest une forme de société où la loi est au-dessus des gouvernants, cette loi étant lexpression de la volonté de tous, représenté par un corps législatif. Est-ce là ce quon essaie de fonder aujourdhui ? On nous prépare, en effet, une loi internationale. Mais cette loi est faite ou défaite par des gouvernements, cest-à-dire par lexécutif. Nous sommes donc en régime de dictature internationale. La seule façon den sortir est de mettre la loi internationale au-dessus des gouvernements, donc de faire cette loi, donc de disposer dun parlement, donc de constituer ce parlement au moyen délections mondiales auxquelles participeront tous les peuples. Et puisque nous navons pas ce parlement, le seul moyen est de résister à cette dictature internationale sur un plan international et selon des moyens qui ne contrediront pas la fin poursuivie. Albert Camus |
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