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JEAN ROSTAND (1894-1977)

 

Ce discours fut prononcé par Jean Rostand,
le 15 novembre 1968,
dans la salle de la Mutualité, à Paris..

" Chers amis

Comment peut-on être Persan ? s'écriait-on au siècle de Montesquieu. Moi, je dirais volontiers aujourd'hui : " Comment peut-on ne pas être citoyen du monde ? "

Quand on voit les atrocités, les injustices, les exactions commises au nom de l' idole patrie ; quand on voit à quelles sanglantes impasses conduisent tous les nationalismes ; quand on voit comment, pour un peu de pétrole, de cobalt, ou d'uranium, les sentiments les plus élémentaires d'humanité se trouvent bafoués ; quand on voit comment les exigences de l'égoïsme sacré font bon marché de la vie et de la dignité humaine, s'il s'agit d'assurer la possession d'une matière première ou d'une zone d' influence, quand on voit les sommes fabuleuses gaspillées pour des armements qui ne serviront jamais, ou qui, si par malheur ils servaient, mettraient en péril l'espèce entière, autrement dit, quand on voit les peuples se ruiner, ou pour rien, ou pour leur suicide ; quand on songe qu'avec ces dépenses militaires on pourrait créer partout l'abondance annoncée par Jacques Duboin, résoudre tous les problèmes économiques et sociaux - à cause desquels le monde est divisé en blocs antagonistes ; quand on songe à tout ce que la science, la médecine, la culture, la démocratie pourraient gagner à une pacification du monde qui libérerait tant de puissance et d'énergie, absorbées jusqu'ici par l'œuvre de mort ; comment ne pas rêver, tout au moins, d'une humanité sans frontières et capable enfin de se consacrer à des tâches non plus mesquinement nationales, mais planétaires.

Le spectacle que donne présentement le monde n' est pas fait pour rassurer les amis de la paix. Jamais il n' a paru plus désuni et plus éloigné de l'union. Partout flambent les nationalismes, les chauvinismes, les racismes, les fanatismes.

Partout règnent en maître l'esprit de rivalité, la volonté de domination, la sauvagerie des soi-disant civilisés.

A-t-on jamais le sentiment que les grands responsables de la planète - ceux qui tiennent entre leurs mains les vies de millions d'hommes - aient vraiment à cœur de rechercher l'entente, avec l'opiniâtreté, la ferveur, la probité qui seraient de mise ? A-t-on jamais l'impression qu'ils soient décidés à faire à la grande, à l'inégalable cause de la Paix, les concessions qu'elle commande et le sacrifice, même partiel, de leurs préjugés, de leur point d'honneur, de leur prestige, de leur intolérance. Est-ce que jamais l'on voit s'esquisser, même à titre d'essai, un geste qui soit sans arrière-pensée, et clairement dicté par la volonté de conciliation, un geste spirituellement désarmé, qui ne soit pas de tactique ou de propagande, qui ne vise pas à conquérir quelque avantage matériel ou moral, un geste gratuit enfin, qui ne soit teinté d'aucun impérialisme, ou national ou idéologique ?

Comment ne comprennent-ils pas, ces chefs d'Etat, si avides de gloire future, si emplis d'orgueil, qu'on ne peut plus se grandir aujourd'hui par l'épouvante qu'on inspire et que les seuls gestes historiques, ceux qui compteront dans la mémoire des peuples, seront des gestes d'apaisement, créateurs de sécurité et d'espérance. Et dans ce monde si dénué de fraternité, non seulement les bombes s'accumulent dans les arsenaux et sans cesse augmente le nombre des pays possédant ou briguant le hideux standing atomique, mais encore la décision suprême, assassine, dépend d'une volonté unique. Elle peut être prise par un seul homme, un seul : qui peut être un agité, un persécuté, un mégalomane, un névrosé enfin, puisque jusqu'à nouvel ordre on n'exige pas de ceux qui nous conduisent un certificat de psychiatre.

En un temps où la guerre n'est plus la guerre, mais peut-être le suicide de l'Homme ; où refuser la pais des vivants c'est préparer la paix des tombeaux, ne comprendrons-nous pas, enfin, qu'il y a mieux à faire, sur notre petite boule, qu'à échanger des défis et équilibrer les terreurs ? Or, il n'est qu'un moyen de conjurer le péril, un seul moyen de prévenir le déchaînement des forces infernales : c'est la constitution d'un gouvernement mondial.

Etre citoyen du monde, c'est parier pour la survie de l'Homme, comme Pascal pariait pour l'immortalité de l'âme. Mais croire à l'immortalité ne nous aide pas à devenir immortel, tandis que croire au monde uni pourrait contribuer à en hâter la venue.

Je pense en effet qu'il n'est pas indifférent pour la conduite présente des humains qu'ils aient ou non à l'horizon de leurs pensées un si haut objectif. Et je veux saluer, ici, la bonne initiative de Jacques Muhlethaler, qui a créé en Suisse l'école " Instrument de paix ", ayant pour but d'infuser dans l'enseignement scolaire les principes essentiels de toute civilisation, à savoir : le respect de la vie et l'esprit de tolérance. Armer l'esprit de l' enfant pour que sa main n'ait plus à être armée : voilà une belle formule. Oui, débarrasser, purger les manuels scolaires de tout ce qui peut nourrir les funestes séparatismes ; épargner aux collégiens le sinistre récit des batailles ; se garder de leur détailler les beautés de la stratégie napoléonienne, leur faire comprendre qu'un boucher sur un trône n'en est pas moins un boucher et que les arcs de triomphe et les colonnes Vendôme ne sont que des reliques d'une proche barbarie ; les initier aux découvertes scientifiques et aux progrès de la justice, plus qu'aux prouesses meurtrières ; les pénétrer de cette notion qu'aucune guerre n'est belle, qu'aucune victoire n'est glorieuse - puisque les Te Deum se chantent sur les charniers, leur enseigner dès le plus jeune âge qu'aucun peuple ne vaut plus qu'un autre, qu'aucune race n'est supérieure à une autre, qu'aucune patrie ne s'est au cours des temps noblement conduite plus qu'une autre ; leur montrer qu'il n'est pas d'histoire nationale qui ne soit un tissu de férocités et de félonies ; bannir des programmes tout ce qui peut contribuer à mettre dans l'esprit des jeunes un sentiment de primauté nationale, en quelques domaine que ce soit ; matériel, spirituel, moral.

Un de mes amis, professeur d'histoire, me citait naguère le mot d'un écolier qui venait de recevoir son livre d'histoire : " J'ai reçu mon livre de guerre. " Eh bien, nous ne voulons plus que les livres d'histoire soient des livres de guerre.

Ils sont de tous partis, de toutes confessions, de toutes opinions, les citoyens du monde. Il y a parmi nous des rationalistes et des mystiques, des croyants et des incroyants, des hommes qui respectent l'Homme parce qu'ils y voient une image de Dieu et d'autres qui le respectent simplement parce qu'il est l'Homme ; il y a des militaires - comme le général Jousse - et des objecteurs de conscience ; il y a des jeunes, beaucoup de jeunes heureusement, et aussi des vieux ; il y a même des lycées, n'en déplaise à M. Marcellin ; il y a des anarchistes et des hommes d'ordre ; il y a des hommes qu'on dit de droite et d'autres qu'on dit de gauche ; des violents et des non-violents ; des hommes qui pensent que la force doit aider au triomphe de ce qui doit être et d'autres qui n'admettent l'emploi que des armes de lumière ; il y a des hommes de logique et des hommes de rêve ; des hommes de vérité et des hommes de poésie ; il y a des hommes pondérés et aussi, fort heureusement, des hommes qui ont dans l'âme ce précieux grain de folie si souvent nécessaire pour secouer les sages inerties.

Mais ce qui, par-delà tant de différences, unit tous ces hommes, c'est le désir passionné de sauver la paix. Mot ambigu, je le sais bien, que celui de paix. Qui ne se dit pacifiste et ne veut en avoir le monopole ? Pour celui-ci, il n'est de pacifisme qu'intégral : être pacifiste, c'est refuser toute guerre, quelle qu'elle soit. Pour celui-là, c'est accepter seulement les guerres justes. Pour cet autre, c'est n'accepter que les guerres qui favorisent une évolution sociale seule capable d'instaurer une paix durable. Mais qui décidera si la cause qu'on veut servir - toujours un peu impure comme toute cause - mérite la tuerie qu'elle réclame ?

Questions angoissantes que tout sincère pacifiste a connues, qui mettent en balance des vies humaines avec des valeurs morales, telles que la liberté et la justice, ou, ce qui est encore plus embarrassant, des vies humaines avec d'autres vies humaines. A vrai dire, je crois que le pacifisme ne se laisse pas définir d'une façon rigide, dogmatique ; il est moins un engagement doctrinal qu'une manière profonde, viscérale, d'être et de sentir.

Pour moi, être pacifiste, ce n'est pas forcément être prêt à tout sacrifier à la paix, mais c'est quand même être capable de lui sacrifier beaucoup de choses et à quoi l'on tient.

Etre pacifiste, c'est ne prêter qu'une oreille méfiante à ceux qui recommandent aujourd'hui le massacre, sous prétexte qu'il en préviendra un plus copieux demain ; c'est, sans méconnaître les droits de l'avenir, donner la priorité à la vie des vivants ; c'est vouloir la paix, même si elle n'a pas tout à fait la couleur qu'on préfère ; c'est lui rendre grâce alors même que toutes nos passions n'y trouvent pas leur compte ; c'est admettre que l'intérêt de la paix puisse ne pas coïncider avec celui de notre patrie ou de notre idéologie ; c'est oublier cette ignoble vérité que le sang sèche vite ; c'est garder toujours présent à l'esprit l'inépuisable contenu négatif du mot PAIX, tout ce qu'il comporte en lui de non-souffrance, de non-détresse, de non-misère, de non-désespoir, de non-désolation ; c'est voir obstinément en toute guerre la gigantesque erreur judiciaire que fait la somme des peines capitales infligées à tant d'innocents ; c'est ne pas consentir aux grossières simplifications et falsifications que diffusent les propagandes pour attiser les haines ; c'est refuser d'égrener le chapelet des slogans de commande et des calomnies de consigne ; c'est ne pas clamer qu'on veut la paix quand on fait le jeu des fanatismes qui la rendent impossible ; c'est dénoncer sans relâche l'atrocité, l'ignominie de la guerre, mais se garder d'imputer à l'un des belligérants des atrocités hors série ; c'est s'interdire de dénoncer d'un côté ce qui se fait ou se ferait aussi du côté adverse ; c'est condamner, dans tous les camps, les jusqu'au-boutismes et les intransigeances ; c'est s'affliger quand, pour quelque cause que ce soit, on voit un fusil entre les mains d'un enfant ; c'est être obsédé par les fantômes de tous ceux qui sont morts pour rien ; c'est préférer que les réconciliations devancent les charniers ; c'est n'être jamais sûr d'avoir tout à fait raison quand on souscrit à la mort des autres…

Un monde uni ne pourra être bâti que par des hommes et des femmes ayant au cœur ce pacifisme-là . "


 Discours du 2 mars 1967

Discours de Jean Rostand prononcé le 2 mars 1967
à l’occasion d’une Conférence de presse de Citoyens du Monde
sous le titre “ Pour un monde uni ”

«Comment peut-on être Persan ? », s’écriait-on au siècle de Montesquieu. Moi, je dirais volontiers aujourd’hui : comment peut-on ne pas être Citoyen du monde ?

Quand on voit les atrocités, les injustices, les exactions commises au nom de l’idole Patrie, quant on voit à quelles sanglantes impasses conduisent tous les nationalismes, quand on voit comment, pour un peu de pétrole, de cobalt ou d’uranium, les exigences de l’égoïsme national font bon marché de la vie et de la dignité humaines, quand on voit comment les sentiments les plus élémentaires d’humanité se trouvent bafoués dès qu’il s’agit de conquérir une zone d’influence ou de s’assurer la possession d’une matière première, quand on voit les sommes fabuleuses gaspillées pour des armements qui ne serviront jamais ou qui, si par malheur ils servaient, mettraient en péril l’espèce entière, — autrement dit, quand on voit les peuples se ruiner, ou pour rien, ou pour préparer leur suicide —, quand on songe qu’avec le montant de ces dépenses militaires on pourrait résoudre tous les problèmes économiques et sociaux à cause desquels le monde est divisé en blocs antagonistes, quand on songe à tout ce que la science, la médecine, la culture, la démocratie, pourraient gagner à une unification du monde qui libérerait tant de puissance, tant d’énergie, jusqu’ici absorbés par l’œuvre de mort?: comment ne pas rêver, tout au moins, d’une humanité sans frontières, et capable, enfin, de se consacrer à des tâches non plus mesquinement nationales mais universelles ?

L ’effroyable menace qui, depuis Hiroshima, pèse sur l’espèce entière aura eu, tout au moins, cet heureux effet de nous faire prendre plus fortement conscience des liens étroits qui unissent tous les membres de la famille humaine.

Pour ma part, j’ai toujours été, d’esprit et de cœur, citoyen du monde; mais je le suis plus déterminément encore depuis qu’une détestable application de la science a mis l’humanité en danger de mort; et je le deviens sans cesse davantage à mesure que, sur la planète, prolifèrent les armes atomiques.

En dépit des chauvinismes désuets, des fanatismes idéologiques, nous sommes tous désormais « solidarisés », « fraternisés » par le péril commun, et même par l’agression commune à laquelle nous exposent, dès le temps de la paix, les malsaines expériences qu’exige la préparation des engins nucléaires.

Sur toute la superficie du globe, l’atmosphère est plus ou moins souillée, polluée, par les retombées radioactives qui font suite aux éclatements de bombes : bon gré mal gré, en attendant d’être citoyens du monde, nous sommes les cobayes du monde, car tous les habitants de la planète portent dans leurs tissus du strontium radioactif, et autres pernicieux isotopes qui, venant de l’Est ou de l’Ouest, issus du camp marxiste ou du camp impérialiste, collaborent à l’amiable pour exercer leur action délétère.

Me sera-t-il permis de rappeler que l’un des premiers citoyens du monde fut Cyrano de Bergerac?:

« Un honnête homme — lisons nous dans sa Lettre contre les Frondeurs ( 1651 ) — n’est ni Français ni Allemand ni Espagnol : il est citoyen du monde et sa patrie est partout ».

Citoyens du monde, Lamartine : « Nations, mot pompeux pour dire barbarie… Je suis concitoyen de tout homme qui pense, la vérité c’est mon pays » ; Alfred de Vigny : « Il y aura un temps où l’on dira : quand il y avait des nations »…

Mais je veux faire état, aujourd’hui, de l’adhésion d’un de nos contemporains, qui n’est pas un poète, mais un militaire. Voici ce qu’écrivait naguère le général Jousse :

« Une initiative généreuse, celle des « Citoyens du monde » prend une juste vue des choses. Elle a peu d’audience encore, malheureusement. Évidemment, les conformistes la tiennent pour chimérique sans voir qu’elle répond à une nécessité actuelle et qu’elle préfigure la réalité de demain…

« S’unir ou périr. C’est de là qu’il faut partir. Seule l’union peut écarter le péril… Une union politique…, pour établir une justice internationale appuyée par une force internationale.

« C’est à l’abri de cette Autorité mondiale que pourrait se développer peu à peu une morale internationale et prendre tout son sens l’idée de solidarité humaine, premier pas vers la fraternité entre tous les hommes.

« Des sceptiques diront que cette idée d’une Autorité mondiale est utopique. Mais que proposent-ils d’autre ? Alors qu’ils se taisent ».

Oui, mon général, qu’ils se taisent, les sceptiques, les prétendus réalistes, les soi-disant hommes de sagesse et de raison qui, n’ayant à nous offrir que les surenchères de la violence et les bons offices de la terreur, ne savent, depuis des siècles, que nous faire patauger dans le sang !… Où sont leurs réussites, leurs bienfaits, quels sont leurs titres à la gratitude et à la confiance des peuples ? Qu’ont-ils évité en fait de catastrophes et de tueries ? Quelles horreurs ont-ils épargnées aux humains ? Et n’est-on pas fondé à penser, en récapitulant la suite des crimes qui forment le tissu de l’histoire humaine, que si les utopistes, les idéalistes, les chimériques, avaient su se faire écouter, cette histoire n’aurait pu être plus hideuse qu’elle ne l’a été.

Les Citoyens du Monde sont encore peu nombreux. Mais ils ont pour eux cette force invincible de savoir que leur espoir — qui fut celui d’Einstein, qui est aujourd’hui celui de Bertrand Russell, de Linus Pauling, de l’Abbé Pierre, d’Alfred Kastler, — est de ceux qui, infailliblement, s’inscriront un jour dans la réalite´.

« Le temps est venu — proclame Linus Pauling —, pour toutes les nations du monde, de remplacer le patriotisme national par une loyauté envers l’ensemble de l’humanité, d’abandonner la guerre pour le Droit mondial, et d’employer les ressources du monde et les produits du labeur humain au bénéfice de tous les humains, où qu’ils soient ».

Quand la science et la technique, sans cesse, rapetissent notre globe, quand la terre apparaît déjà si exiguë et insuffisante qu’on projette de coloniser la lune, comment nos dissensions, nos querelles de clocher, n’apparaîtraient-elles pas mesquines et anachroniques, sinon ridicules ou sordides ?

L ’?unification de la planète est dans le sens de l’avenir humain. Elle est aussi certaine pour demain qu’elle est jugée utopique à l’heure présente. S’il est une prophétie qui ne comporte aucun risque d’erreur, c’est bien celle- là, car c’est à l’échelle planétaire seulement que pourront être décemment et rationnellement résolus les grands problèmes sociaux, économiques, moraux, qui se posent à nous, soit qu’il s’agisse de la gestion des ressources terrestres, de la protection de la nature, de l’organisation de la santé ou de la lutte contre la surpopulation.

Il est aussi aisé de prédire le monde uni qu’il l’était, pour Jules Verne, de prédire le sous-marin ou la navigation interplanétaire. Et quand, enfin, il existera, ce « Monde uni », chacun s’étonnera qu’on ait mis un si long temps à réaliser un projet si nécessaire.

L ’unique problème est de savoir quand et comment se fera cette inévitable unification, quelles en seront les étapes, les modalités, et surtout quel en sera le prix, et si de folles et sanglantes aventures devront encore être traversées avant que s’impose l’arbitrage de la raison. Par quels moyens pourrait-on faire l’économie de tant de morts, et hâter la venue de ce futur en lui frayant d’autres voies que celles de la violence ?

L’autorité mondiale aura-t-elle à sa disposition des armes atomiques ? La paix qu’elle fera re´gner sera-t-elle pleinement humaine, ou faudra-t-il, passagèrement, subir des paix imparfaites, plus ou moins colorées de telle ou telle hégémonie ?

Voilà les questions qui se posent au citoyen du monde, et auxquelles nul n’est en mesure de répondre ; mais le certain, c’est qu’ils sont de plus en plus nombreux, et surtout parmi les jeunes, ceux qui seraient disposés à s’en remettre aux décisions, même contestables, d’une Autorité mondiale qui, assurant le maintien de la paix par le dépassement de égoïsmes particulaires, s’attacherait à servir au mieux les intérêts matériels et moraux de l’humanité dans son ensemble.

S’engager dans cette pacifique légion qui, à l’égard d’aucun pays, ne se veut et ne se sent étrangère, me paraît être un séduisant devoir pour tout homme qui souhaite, dès aujourd’hui, d’être à l’unisson de l’avenir.

Que l’idée mondialiste fasse son chemin, je n’en veux pour preuve que la récente création de cette « Ville de paix », en Inde, près de Pondichéry, sur la baie du Bengale, — de cette ville qu’on a baptisée Auroville en hommage au penseur Aurobindo qui avait écrit cette phrase admirable :

« Il devrait y avoir quelque part sur la terre un lieu dont aucune nation ne pourrait dire : il est à moi ».

Dès maintenant, il existe, sur la terre, une telle Cité universelle, un territoire apatride, qui n’appartient qu’à tous, une sorte de lieu d’asile pour tous ceux qui veulent se soustraire aux égoïsmes sacrés et aux fanatismes homicides : coin symbolique de la planète, parcelle de la « terre des hommes » et par quoi l’on peut dire que, pour la première fois, le rêve mondialiste — en touchant le sol — cesse, à proprement dire, d’être une utopie.

Car c’est bien là un embryon terrestre de « monde uni » qui a pris naissance, ou plutôt, pour user d’un terme d’embryologie, une sorte d’inducteur moral à partir duquel, peu à peu, le monde doit se mondialiser et se pacifier.

Pour ma part, je salue avec enthousiasme la naissance de ces libres arpents qui ne sont à personne, de cette ville de paix, de cette ville de l’Homme…

Enthousiasme un peu puéril, dira-t-on, et en tout cas prématuré… Qui pourrait sérieusement faire crédit à l’idée d’une Autorité mondiale, d’un Gouvernement supranational, quand on voit les difficultés qu’il y a pour mettre d’accord quelques nations prétendument amies, pour organiser le petit « marché commun », pour faire la petite Europe, pour aboutir à un accord sur la non-dissémination nucléaire… ; et quand on voit partout s’allumer ou se rallumer les nationalismes, les séparatismes, les racismes, est-il bien raisonnable de prêcher entente, fédération, réconciliation ?

Naturellement, il n’est rien de plus facile que de railler les Citoyens du monde… Tant qu’un rêve n’est encore qu’un rêve, tant qu’un espoir n’est qu’un espoir, on a beau jeu de traiter d’utopistes ou de poètes ceux qui s’y abandonnent. Mais il y a quand même des rêves qui sont devenus réalité, des espoirs qui n’ont pas été déçus. Il est quand même arrivé que se résolve en réalité légale une utopie sublime, pour parler comme Victor Hugo. Et quand ce rêve, quand cet espoir est la seule chance de salut pour l’humanité, il n’est pas plus déraisonnable de s’y attacher que de le repousser au nom d’une raison et d’un réalisme que ne sont, à tout prendre, que le consentement défaitiste aux massacres de demain et au génocide intégral.

Peut-être y a-t-il, en l’occurrence, une manière de « pari de Pascal ». On parie pour la survie de l’homme. Mais la différence avec le fameux pari, c’est que croire en l’immortalité ne rend sûrement pas immortel, tandis que croire au monde uni contribue peut-être à le créer.

Je pense, en effet, qu’il n’est pas indifférent, pour la conduite présente des humains, qu’ils aient ou non à l’horizon de leur pensée un tel objectif, si lointain qu’on le juge.

Et, du reste, sait-on jamais ce qui est proche ou lointain ? Il en va, en matière de progrès politique, comme en matière d’innovation scientifique : ce qui paraît aisé à atteindre, ce qu’on croit toucher de la main, on l’attendra durant des siècles ; en revanche, ce qu’on jugeait quasi impossible, voilà, tout à coup, qu’il nous est offert.

Dans ma jeunesse, qui donc en France — sauf Esnault-Pelterie — croyait à l’astronautique ? De même, ce monde uni, si problématique, peut-être qu’il est à la veille de naître ?

Ce n’est pas seulement par la réflexion qu’on devient citoyen du monde : c’est aussi par la sensibilité, par le cœur.

Il est des hommes qui ne savent point se résoudre à regarder d’autres hommes comme des ennemis, ni même comme des étrangers. Et je pense que l’éducation peut beaucoup pour accroître le nombre de ces esprits mal doués pour la haine et condamnés, pour ainsi dire, à la fraternité. En d’autres termes, la sensibilité mondialiste peut se former dès le jeune âge, et ce serait assurément un bon travail que d’enseigner aux enfants qu’ils sont des hommes avant que d’être des citoyens de tel ou tel pays.

Et, à ce propos, je tiens à signaler une récente initiative à laquelle tout citoyen du monde se doit de donner son appui.

Il s’agit de l’Association pour l’école instrument de paix qui vient d’être fondée en Suisse par M. Jacques Mühlethaler, et qui propose à l’École de développer précocement le respect de la vie et l’esprit de tolérance, pour soustraire les enfants aux « conditionnements générateurs d’incompréhension et de haine ».

Il faut — dit le fondateur de cette Association — « penser terre » et non plus nation. « Si tu veux la paix, il faut la préparer en éveillant de toute urgence, dans le cœur et l’esprit de chaque enfant du monde, le sens d’un civisme rénové, d’un civisme rajeuni qui correspond au rétrécissement de la planète, d’un civisme universel ».

Programme qui, vous le voyez, est très proche de celui des Citoyens du monde… Et ce n’est pas par hasard si dans le comité de patronage de l’École instrument de paix, je relève les noms de Lord Boyd Orr, citoyen du monde, de Linus Pauling, citoyen du monde.

Il serait, en effet, nécessaire que les jeunes esprits fussent éveillés aussi tôt que possible à cette notion de fraternité mondiale dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle s’accorde mal avec la manière dont enseigne l’histoire dans les Écoles.

Débarrasser nos manuels scolaires de tout ce qui peut nourrir le puéril et funeste chauvinisme, épargner aux collégiens le récit détaillé des batailles et se garder de leur commenter les « géniales » tactiques de Napoléon ; leur faire comprendre qu’aucune guerre n’est belle, qu’aucune victoire n’est glorieuse, qu’aucun peuple ne vaut mieux qu’un autre, qu’aucune race n’est supérieure à une autre, qu’aucune patrie ne s’est, dans tout le cours des âges, honnêtement et noblement conduite, qu’il n’est pas d’histoire nationale qui ne soit souillée de hontes, de férocités, d’injustices et de félonies ; bannir de nos programmes tout ce qui peut concourir à créer une malsaine illusion de supériorité nationale, sur quelque plan que ce fût : matériel, intellectuel ou moral… Si l’on obtenait un tel assainissement de l’École, il y aurait bientôt, de par le monde, beaucoup plus de citoyens du monde.

J’estime, en outre, qu’une certaine manière d’enseigner les grandes notions scientifiques est, par elle-même capable de développer chez l’enfant le sens de la communauté humaine. Pour moi — et je m’excuse de cette allusion personnelle —, j’ai toujours été « mondialiste » sans le savoir parce que j’étais, dès l’enfance, imprégné d’astronomie par les livres de Flammarion, d’histoire naturelle par ceux de Fabre et de Darwin.

Quand on a pris conscience du peu qu’est, sur la terre, l’animal humain, du peu qu’est la terre dans le système solaire, du peu qu’est ce système dans l’ensemble des galaxies, il est difficile de prendre au sérieux les fatuités nationales, les destins historiques, les « Francités » et autres balivernes.

Aussi bien, dans le dernier numéro du Courrier de l’Unesco, — précieux numéro que tout pacifiste doit lire et propager —, je trouve des idées qui rejoignent le projet de « l’École instrument de paix ».

« Ce qu’il faut ( écrit M. Peter Hodgson ), c’est une action permanente dont l’éducation fournit la clef… L’ étude de la « survie à l’ère nucléaire » ne pourrait-elle remplacer celle de la « guerre des deux Roses » dans le programme d’histoire des écoles secondaires… Ne pourrions-nous fonder davantage d’écoles internationales pour aider à former une nouvelle génération qui travaillera et pensera dans un esprit international ? ».

Le lien ne laisse pas d’être étroit entre le Mouvement des Citoyens du Monde et le Mouvement contre l’Armement atomique : nombreux sont ceux qui militent à la fois pour un « monde uni » et contre la Bombe, car c’est bien l’ampleur de la menace nucléaire qui a fait prendre conscience à beaucoup de l’urgence d’une solution mondialiste.

Citoyen du monde, notre ami René Cruse, ce courageux pasteur qui se présenta aux dernières élections législatives, à Nevers, avec pour programme essentiel le renoncement aux armes nucléaires, parce qu’il estimait que la bombe était inacceptable pour une conscience chrétienne.. Citoyen du monde, notre ami Georges Pinet, qui passa plusieurs mois à Fresnes pour avoir renvoyé au Ministre de la Guerre son livret militaire parce que sa conscience de catholique lui interdisait de servir dans une armée qui prépare délibérément le massacre d’innocentes populations…

Un protestant, un catholique : voilà du bel œcuménisme anti-atomique et mondialiste.

Oui, ils sont de tous partis, de toutes opinions, de toutes croyances, les Citoyens du monde. Il y a parmi nous, des croyants et des athées, des rationalistes et des mystiques. Il y a des hommes qui respectent l’homme parce qu’ils y voient une image de Dieu, et d’autres qui le respectent simplement parce qu’il est l’homme… Il y a des militaires — comme le général Jousse — et des antimilitaristes ; il y a des hommes politiques et des apolitiques, des hommes qu’on dit de droite et d’autres qu’on appelle de gauche ; il y a des violents et des non-violents, des hommes qui pensent que la force doit aider au triomphe de la paix, et d’autres qui n’admettent l’emploi que des armes de lumière… Il y a des hommes de vérité et des hommes de poésie… Mais ce qui unit tous ces hommes par delà tant de différences, c’est le désir passionné de sauver l’homme.

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