Souvenez-vous de votre humanité et oubliez tout le reste

Si nous le choisissons, un progrès continu de bonheur, de connaissance et de sagesse s'étend devant nous. Choisirons-nous au contraire la mort parce que nous ne pouvons pas oublier nos querelles ? En tant qu'être s humains, nous en appelons aux êtres humains : souvenez-vous de votre humanité et oubliez tout le reste. Manifeste Russel-Einstein , 1955

Le 14 mars est l'anniversaire de la naissance d'Albert Einstein, né à Ulm, en Allemagne du sud en 1879 et mort à Princeton dans le New Jersey en 1955. J'étais étudiant à l'Université de Princeton dans le New Jersey de 1953 à 1956 et comme j'aimais marcher en fin d'après-midi, je croisais Albert Einstein qui aimait aussi marcher en venant de son bureau à l'Institut d'études avancées. Je disais " Bonsoir, Professeur Einstein " et il répondait " Bonsoir, jeune homme ".

La maison d'Einstein se situait dans la rue Mercer, près du campus de l'Université et le voir constituait une sorte de lien avec l'histoire de la science -alors que je n'avais aucune idée de ce qu'étaient ses idées scientifiques. Dans l'esprit des gens, Einstein était d'une certaine manière lié à la science nucléaire et ainsi à la bombe atomique, mais le rapport n'était pas clair. Le lien avec la bombe A était plus clair avec J. Robert Oppenheimer qui fut directeur de l'Institut d'études avancées de 1947 à 1966 et que je croisais occasionnellement lors de mes marches. Oppenheimer avait été le responsable scientifique du Projet Manhattan qui développa la bombe atomique durant la deuxième guerre mondiale. Oppenheimer fut plus tard en désaccord avec la politique du gouvernement des USA concernant le contrôle de l'arme nucléaire. Dans l'atmosphère de la " culpabilité par association " de l'immédiat après -guerre, Oppenheimer ayant des amis et des conjoints d'amis communistes, son habilitation concernant la sécurité du gouvernement lui fut enlevée en 1954. Il retourna à la physique théorique " pure " et symbolisa pour beaucoup d'entre nous à l'époque, l'anticommunisme stupide associé au Sénateur Joseph McCarty.

Einstein n'a jamais été impliqué dans la physique nucléaire, même si certaines de ses idées furent utilisées par ceux qui travaillaient directement sur la physique nucléaire. Dans ses années à l'Institut d'études avancées qu'il rejoignit en 1933, il essaya de développer un champ théorique unifié qui réunirait les quatre forces fondamentales de la nature : la gravité, l'électromagnétisme, la force nucléaire forte et la force nucléaire faible -cela pour apporter une compréhension unifiée des lois de base de l'univers physique. Il ne fut pas à même de la résoudre, mais l'Institut d'études avancées a été créé en 1930 pour permettre à un petit nombre de penseurs importants de continuer à penser, sans avoir à donner des cours universitaires, ni à publier pour ne pas disparaître. Einstein ressemblait à quelqu'un qui pensait et il est probable que rares étaient ceux qui lui demandaient un exemplaire de son dernier papier.

Mon admiration à l'égard d'Einstein n'était pas lié e à ses idées scientifiques que je ne comprenais pas mais à son travail pour la paix et pour des organisations mondiales plus fortes qui pourraient promouvoir la paix. Il écrivait aussi " Tout comme nous utilisons la raison pour construire une digue pour réguler une rivière, nous devons maintenant construire des institutions pour freiner les peurs, les suspicions et les convoitises qui animent les peuples et leurs dirigeants. "

La guerre de Corée de 1950 à 1953 était en train de faiblir, sans " vainqueur " ; la guerre de la France au Vietnam continuait. L'Europe était divisée. En 1955, dix ans après la première utilisation de l'arme nucléaire contre le japon, les USA et l'URSS avaient chacun une série d'armes thermonucléaires potentiellement plus destructrices que les bombes atomiques qui détruisirent Hiroshima et Nagasaki. " Un monde, sinon aucun " était le cri de ceux qui, comme moi, rejoignirent les fédéralistes pour un monde uni en 1951, en tant qu'étudiant d'une école secondaire. Nous cherchions des leaders qui expriment la lutte pour un monde libéré de l'arme nucléaire. Albert Einstein représentait une telle voix et il avait rejoint le Comité consultatif des Fédéralistes Mondiaux. Il était un citoyen du monde par conviction mais aussi compte tenu de son expérience de vie : né allemand, éduqué en Suisse i l était devenu citoyen suisse. Il vit le nationalisme étroit et agressif d'Hitler détruire une bonne partie de la vie scientifique allemande puis en venir à une persécution de masse des Juifs et des opposants politiques. Einstein était inquiet de l'anticommunisme étroit aux USA à la fin des années 40 et au début des années 50. Il y avait même des voix qui disaient que ses efforts anti-bombe atomique étaient déloyaux et pavaient la voie à une prise de pouvoir communiste aux États-Unis.

Einstein, lorsqu'il travaillait en Suisse dans les années 20 avait été actif au Comité pour la coopération intellectuelle de la Société des Nations -premier effort pour développer la coopération entre les intellectuels des sciences naturelles, des sciences sociales et des arts pour travailler à une compréhension transculturelle et à la paix. Bertrand Russell -intellectuel anglais aux multiples facettes- avait aussi participé aux efforts de la SDN et voyait la nécessité d'une nouvelle vague d'action dirigée contre les dangers d'une guerre entre les États-Unis et l'URSS où les armes nucléaires pourraient être utilisées si jamais une situation devenait désespérée. Bertrand Russell écrivit le Manifeste et demanda à un petit nombre de scientifiques de différents pays de cosigner la déclaration. Albert Einstein signa la déclaration, une des dernières choses qu'il fit. Russell reçut la lettre signée quelques jours après l'annonce de l'annonce de la mort d'Einstein. Le Manifeste devint le Manifeste Russell-Einstein et fut publié en juillet 1955. Pou r un monde libéré de l'arme nucléaire, nous avons encore besoin de vision, de leadership, de réactivité, de responsabilité et de persévérance. Rester centré et précis tout en ayant une vision large et intégrée, constitue un défi continu. Nous devons être souples et réceptifs à de nouvelles idées et à de nouvelles ouvertures mais aussi avoir une stabilité dans notre identité de citoyens du monde.

Traduit de l'Anglais
par Jean-Luc Prével
Fedechoses n° 170 - décembre 2015