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Esther Peter Davis :
Celle qui a toujours dit "non" au nucléaire
par SEPT-info

Ce document au format pdf : Esther-Peter-Davis

Celle qui a toujours dit non au nucléaire Esther Peter-Davis est la première militante antinucléaire française. C'est à Genève, dans les cercles pacifistes où se construisait l'Europe à la sortie de la guerre, mais aussi dans l'Afrique en voie de décolonisation, au Ghana et en Algérie, qu'elle a trouvé sa vocation. Avant de rentrer en Alsace, sa région natale, et de se battre pied à pied contre l'ouverture de la centrale de Fessenheim.

"Madame, l'atome n'est pas un sujet pour mère de famille ! C'est un sujet, heu (pause délicate pour ménager mon éventuelle susceptibilité de sous-développée scientifique), d'une grande complexité." Esther Peter-Davis écrit comme elle parle, avec économie et passion, à l'image de ces lignes extraites des rares pages du journal qu'elle a réussi à conserver chez elle. Le reste lui a été saisi, sous De Gaulle.

Dans son appartement strasbourgeois caressé par la lumière d'automne, où les livres tiennent autant de place que les plantes, celle qui fut la première militante antinucléaire française, et certainement l'une de celles dont le combat a été le plus significatif en Europe, m'accueille décidée et … intimidée à la fois. Car bien qu'elle s'exprime avec aisance depuis les années 50 devant des parterres majoritairement masculins, Esther Peter-Davis ne s'est jamais livrée à l'exercice du témoignage intime. Dotée d'un esprit d'escalier parfois déroutant, elle commence par me parler de l'Alsace et de son enfance.

Petite fille, déjà, elle cherche à repousser les limites de sa liberté en faisant souvent l'école buissonnière, se cachant dans les églises du quartier jusqu'à ce que sonne la fin des classes. Seule fille d'une fratrie de deux enfants, elle grandit dans une famille où il est d'usage, pour ses grands-parents comme pour sa mère, de laisser sur le rebord de la fenêtre de quoi manger pour ceux qui ont faim. Entre exploration et empathie, son caractère se forge. "Ma mère a été très compréhensive, car ce n'est pas à 18 ans que j'ai commencé à m'émanciper. Mais à quatre ans déjà, énonce l'activiste de 83 ans de sa voix claire et profonde. J'étais dévorée d'une telle curiosité que ma mère a dû en faire des cauchemars."

Esther pratique l'alsacien, de naissance, apprend le français à l'école maternelle, l'anglais avec sa mère qui a travaillé aux Etats- Unis et l'italien avec une amie de sa mère, installée chez eux. Puis l'allemand, pendant les cinq années d'occupation. Ses talents de polyglotte seront d'ailleurs un tremplin vers une carrière précoce de fonctionnaire internationale au Conseil de l'Europe, mais aussi un atout précieux dans ses combats d'écologiste visionnaire.

Comme pour tous ceux de sa génération, nés au début des années 30, son enfance est brisée par la guerre. "Dès que les Allemands sont arrivés, mon père a été tué ; les hommes ont tous plus ou moins disparu et les femmes de la famille se sont débrouillées toutes seules", explique-t-elle, sans affect apparent. Dans cette région frontalière, qui sera la dernière de France à être libérée, les subtilités identitaires ne sont pas tolérées. "Pendant la guerre, si vous disiez "bonjour", "merci" ou "trottoir" en français, on vous envoyait automatiquement à Schirmeck dans le Bas-Rhin (l'un des deux seuls camps de déportation sur territoire français, ndlr). Les Allemands ne supportaient pas que les Alsaciens prononcent des mots en français."

A la fin de la guerre, Esther a douze ans. "Le 8 mai 1945, j'ai décidé que j'allais faire la paix dans le monde, rien que ça", confie-t-elle. Les bombes lâchées sur Hiroshima et Nagasaki, quelques mois plus tard, confortent sa décision. Du monstre qu'a été la guerre naît sa vocation de pacifiste, mais aussi une empathie naturelle pour les peuples colonisés. "Un jour de 1948, alors que j'étais à la frontière allemande, j'ai croisé des douaniers portant une cape du même genre que celle des SS et j'ai vomi de peur. Après ça, j'ai cherché un moyen d'intégrer les Allemands dans mon imaginaire, dans ma vie. Et j'ai commencé à penser que certains Africains devaient avoir parfois le même genre de sentiments vis-à-vis des colons français, anglais ou italiens."

Quelques années plus tard, sa mère lui présente le fils turbulent d'une amie, Garry Davis. Ce jeune homme deviendra, une décennie plus tard, son deuxième mari. Quand Esther fait sa connaissance, Garry Davis, pilote militaire pendant la Seconde Guerre mondiale , vient de fuir les États- Unis après avoir, selon la légende écrite par un journaliste américain, déchiré publiquement son passeport. En réalité, Garry l'a rendu solennellement à l'ambassade des États-Unis à Paris, devant la presse. "A une époque où tout le monde voulait devenir américain", plaisante l'ex-Madame Davis.

Garry avait été acteur et danseur, une étoile montante de Broadway, avant que les Etats-Unis n'entrent en guerre. A l'issue de celle-ci, prenant conscience de sa participation aux bombardements de villes et de villages allemands, il se révolte au point de créer le mouvement des Citoyens du Monde avec le résistant français Robert Sarrazac, les écrivains Albert Camus et André Breton, l'Abbé Pierre, Claude Bourdet, co-fondateur de Combat et de L'Observateur, et bien d'autres. Leur objectif : exhorter les Etats-nations à transférer une part de leur souveraineté au profit d'institutions supranationales, démocratiquement élues. Un engagement qui lui vaudra une renommée internationale. De cette première rencontre, Esther retient que ce qu'il disait était "très raisonnable, it made sense"...

La jeune fille d'à peine 18 ans ne tient pas en place. Elle décide de partir en auto-stop avec une amie jusqu'en Belgique ; elles ont entendu dire que le peintre Edgar Gevaert tenait salon chez lui, dans sa maison de Laethem-Saint-Martin, aujourd'hui un musée. Gevaert est un déçu de la guerre, favorable à l'instauration d'un gouvernement mondial, et il fréquente ceux qui défendent le mieux ce projet : Thomas Mann, Albert Einstein ou encore le futur Abbé Pierre, qui porte alors son nom de naissance, Grouès. Quand Esther le rencontre chez Gevaert, il vient de fonder le mouvement Emmaüs de lutte contre l'exclusion, mais ne bénéficie pas encore de la popularité qu'il connaîtra avec son célèbre appel à la radio pendant le si rigoureux hiver 54. "Là-bas, il y avait une foule de gens absolument passionnants. J'écoutais, j'écoutais, j'écoutais", se souvient avec excitation celle qui, en quelques mois, est tombée dans la marmite du mondialisme.

Avant de s'attaquer à l'Afrique et aux essais nucléaires français, la gracieuse octogénaire continue de dérouler sa surprenante et tortueuse jeunesse. Je m'impatiente un peu. Je suis venue pour parler du Ghana, pas de Genève. Mais tout est lié. A Gand (Belgique), elle a vent du projet de création d'une Assemblée mondiale des peuples. Une convention vient de s'ouvrir, en 1948, à Genève, avec pour objectif de se doter d'une constitution mondiale. A l'époque, des parlementaires américains et européens soutiennent l'idée de la formation d'un "gouvernement de la Terre". Pour Winston Churchill, Willy Brandt, Léon Blum, Jawaharlal Nehru, le mahatma Gandhi et une longue liste d'hommes politiques et d'intellectuels, une fédération mondiale apparaît comme la meilleure solution pour éviter qu'un conflit mondial ne se reproduise.

"Je savais tourner la manivelle du polycopieur, lécher des timbres, bricoler des affiches."

Le projet surnommé "Genève, 1950" réunit 500 délégués de 47 pays. Esther y est embauchée comme secrétaire plurilingue pour rédiger des procès-verbaux et des résolutions. Comme elle est la benjamine, on lui confie les tâches les plus ingrates, celles que personne d'autre ne veut faire. "Je savais tourner la manivelle du polycopieur, lécher des timbres, bricoler des affiches, écouter des discours, s'amuse-t-elle. J'étais l'unique fille d'un groupe d'hommes qui avalaient le café plus vite que je ne pouvais le faire." Dans son bureau du Palais Wilson, un ancien hôtel qui abrite aujourd'hui le siège du Haut- Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme, elle côtoie les précurseurs de la construction européenne, notamment le philosophe et écrivain suisse Denis de Rougemont qui sera à l'origine, à Berlin, du Congrès pour la liberté de la culture. Et surtout beaucoup de contestataires. Elle se trouve immergée dans un univers où tout le monde est beaucoup plus âgé qu'elle et où circulent des personnalités dont elle a entendu les noms à la radio, par exemple Paul Graf Yorck Von Wartenburg, le frère de l'homme qui a essayé d'assassiner Hitler, à l'époque président du Conseil mondial des églises. "C'était ahurissant", s'étonne-t-elle encore.

Esther se rappelle, mais sans plus de détails, avoir assisté à la visite de la première délégation venue du Japon après Hiroshima. "C'était la première rencontre officielle après la guerre. Les Japonais étaient traités différemment de toutes les autres délégations. Sur la photo, je suis là, une gamine au milieu de tous ces élus", commente-t-elle, l'index pointé sur un cliché en noir et blanc où apparaît en effet son visage adolescent, solitaire au milieu d'un groupe d'hommes sérieux, en costume. Elle ne se souvient pas de ce qu'ils ont dit, de ce qui s'est dit. S'en excuse presque, explique qu'au cours de sa vie, plusieurs accidents vasculaires cérébraux lui ont abîmé la mémoire de façon irréversible.

Elle se souvient en revanche parfaitement de ce jour où elle fut envoyée à l'aéroport pour prendre en charge un certain... Nehru. Ignorant de qui il s'agissait, elle raconte avoir été impressionnée par la lueur qui semblait émaner du leader indien au milieu de la foule.

A Genève, Esther fera également la connaissance de Frédéric Joliot-Curie, prix Nobel de physique, fraîchement démis de ses fonctions de Haut-Commissaire à l'Energie atomique par un gouvernement français furieux de sa participation à l'appel de Stockholm contre l'armement nucléaire. "Quand je lui ai demandé pourquoi les Français restaient en Algérie, se souvient-elle, il m'a répondu que, pour l'Etat français, il était important de disposer du Sahara pour ses essais nucléaires." Ce qu'à l'époque elle a du mal à croire, et on la comprend, cet échange ayant lieu dix ans avant le premier essai nucléaire français !

En 1951, notre militante démissionne de la convention et prend un bateau pour Alger : "Je voulais comprendre pourquoi, dès qu'on dispose de certains moyens, on écrase l'autre. Sur place, j'ai été frappée par le mépris des colons vis-à-vis des Algériens." Un mépris qu'elle subit elle-même lors de son retour en France quelques semaines plus tard. Interrogée par de jeunes soldats français au sujet de sa présence sur ce bateau qui les ramène à Marseille, la jeune femme leur expose calmement sa volonté de vérifier par elle-même si la France traitait les populations autochtones avec respect, comme elle l'affirme devant les Nations Unies. Visiblement peu enclins à entendre un tel discours, les soldats la bousculent verbalement et physiquement, jusqu'à ce que l'un d'entre eux s'écrie : "Faites gaffe, elle fait du judo !" Esther, qui pratiquait en effet ce sport, terminera son voyage sous la protection du capitaine.

A son retour d'Algérie, l'activiste en herbe découvre que sa mère, lassée par ses allées et venues, lui a trouvé un poste de réceptionniste à l'hôtel de la Maison Rouge à Strasbourg. Loin de l'éloigner de la politique, c'est précisément dans cet hôtel qu'Esther rencontre Duncan Sandys, le gendre de Winston Churchill, un lien de parenté qu'elle assure avoir ignoré au début. Celui-ci lui apporte souvent des chocolats, une denrée de luxe à cette époque, et ils discutent... politique. Un soir, alors qu'elle tente de le convaincre de la nécessité de stopper la colonisation, il la présente à son illustre beau-père. L'homme assis en face d'elle semble furieux d'être dérangé dans son travail par une inconnue, jeune et de sexe féminin de surcroît. "Comme j'étais vexée, je lui ai asséné que la colonisation devait cesser. Les Français, les Anglais, il fallait qu'ils s'en aillent. Je ne l'ai même pas laissé placer un mot !" Ce n'est qu'en rentrant chez elle qu'elle réalise avoir parlé à Winston Churchill, qui était alors en déplacement à Strasbourg à l'occasion d'une assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Une institution au sein de laquelle Esther sera embauchée, deux ans plus tard. Elle a 22 ans et y travaillera près de 25 ans comme fonctionnaire internationale à la direction de l'environnement.

Alors qu'elle pense ses combats militants derrière elle, une rencontre impromptue à la fin des années 50 va marquer le début de son engagement antinucléaire. Le ministre des Finances ghanéen, Komla Gbedemah, tente de la persuader de participer à une marche en Afrique de l'Ouest contre l'imminence d'essais nucléaires dans le Sahara.

Dans un premier temps, Esther, qui vient de divorcer d'un étudiant en médecine canadien et se retrouve avec un petit garçon de cinq ans à charge, refuse. Mais après plusieurs relances, elle se laisse convaincre et, en 1959, elle prend une année sabbatique pour se rendre au Ghana avec son fils. Elle accompagne l'Américain Bill Sutherland, un activiste des droits civiques proche de Gbedemah, dans ses voyages en Afrique de l'Ouest, afin de lever des fonds en faveur d'une nouvelle campagne contre les essais nucléaires français. Le résultat est à la hauteur de leurs attentes et Accra devient rapidement la capitale des revendications dans la région.

Esther participera ensuite à la Sahara Protest Team, un mouvement transnational. Sa nationalité française offre au mouvement une crédibilité particulière. Elle distribue des tracts sur lesquels on peut lire : "Peuple d'Afrique, l'Afrique est en danger ! Nous, la Sahara Protest Team essayons par nos propres moyens de mettre fin à ces essais nucléaires, à la manière de Gandhi."

Dans son journal, notre militante écrit : "Pour être sûre d'être entendue, j'ai tenté, en compagnie d'un groupe d'hommes aussi naïfs que moi, de me rendre à Reggane (ville du sud de l'Algérie où doivent s'effectuer les essais nucléaires français, ndlr). Nous avons été arrêtés bien avant par des hommes en short kaki munis d'armes pas-en-plastique." Cette expérience formera la matrice de tous ses combats futurs.

"On m'a dit, à mon retour en France, que mon voyage avait été vain, écrit Esther dans son journal. Que lorsque l'on est fonctionnaire international, on se tient tranquille ! En réalité, pour pouvoir manifester, j'avais démissionné."

Il y aura deux autres tentatives, tout aussi infructueuses, auxquelles Esther ne participe cependant pas. Elle est retournée en France pour travailler à la mobilisation de la population contre le nucléaire et réussit à faire publier, dans une presse française paralysée par la censure, une lettre de lecteur dans le quotidien Le Monde, seul format jugé acceptable par la rédaction. Le 13 février 1960, le premier essai de bombe A est effectué au Sahara. En avril, elle est de retour au Ghana pour participer à la Conférence Positive Action, considérée comme le point culminant de la Sahara Project Team. Les plus grandes figures de la révolution africaine sont présentes : Nelson Mandela, Patrice Lumumba ou encore Frantz Fanon.

"On m'a dit, à mon retour en France, que mon voyage avait été vain, écrit Esther dans son journal. Que lorsque l'on est fonctionnaire international, on se tient tranquille ! En réalité, pour pouvoir manifester, j'avais démissionné." A Paris, la militante rencontre plusieurs chefs d'Etat africains francophones. Mais pour beaucoup d'entre eux, le moment est très mal choisi pour s'opposer à De Gaulle sur la question des essais nucléaires. L'heure est aux pourparlers sur l'indépendance et la décolonisation. Dans ce contexte, Esther dérange. "La police avait pour ordre de me mettre pour une ou deux nuits en prison dès qu'on me trouvait quelque part", raconte-t-elle, sans pathos. Le jeu du chat et de la souris dure plusieurs semaines. Son appartement est visité, on lui confisque ses notes, qu'elle ne reverra jamais.

En 1960, son chemin croise à nouveau celui de Garry Davis, à Londres. Quatre ans plus tard, ils se marient. Elle a 31 ans et, à la mairie de Strasbourg, on les unit trois fois plutôt qu'une pour satisfaire la presse locale, car Garry est alors au sommet de sa notoriété. De cette union naîtront trois enfants : Troy, Athéna et Kim, des prénoms qui traduisent l'odyssée de leur vie de famille. "Ce n'était pas très drôle d'être l'épouse d'un monsieur qui était souvent en prison non pas parce qu'il volait des choses, mais parce qu'il voulait faire la paix", résume sobrement Esther. Tout célèbre qu'il fut, le premier des citoyens du monde n'avait pas d'existence légale en France (il avait abandonné en 1947 sa nationalité américaine et s'était mis sous la protection de l'ONU en tant qu'apatride, ndlr). Il ne pouvait donc entrer ou résider en France qu'après de longues négociations à la frontière, dans le meilleur des cas, ou des séjours à l'ombre. Il s'est même retrouvé une fois sous le coup de décisions juridiques contradictoires : l'assignation à résidence et l'expulsion du territoire.

C'est donc Esther qui élève seule ses quatre enfants. Athéna se souvient encore de la réaction horrifiée de son institutrice quand à la question "Quel métier fait ton papa ?" la petite de six ans répondit : "Il voyage et il va en prison". Les années passent, la maman s'occupe de faire tourner la maison, tout en jonglant avec des projets de livre et de film. La vie domestique semble avoir pris le dessus sur le militantisme quand, dans le village de Fessenheim, à quelques dizaines de kilomètres de la maison de Chaggarah où elle réside, il est soudainement question de construire la première centrale nucléaire française. Un signe du destin. Dans son journal, Esther s'étonne de cette décision gouvernementale : "Depuis deux ans, j'observe en spectatrice une partie de ping-pong entre "spécialistes". On m'assure que […] de ces bâtiments qui vont réchauffer les cours d'eau jailliront des sources illimitées d'énergie, et rien d'autre."

Pendant l'été 1970, elle crée en quelques semaines avec Jean-Jacques Rettig, militant antinucléaire de la région, le Comité pour la sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin, qui sera à l'origine des mobilisations les plus importantes contre le nucléaire en Alsace. Ses fréquents voyages aux Etats-Unis pour rendre visite à sa belle-famille lui donnent l'opportunité d'appréhender les problèmes de pollution liés à l'exploitation nucléaire. Partant de documents fournis par sa belle-soeur sur les pollutions causées par la centrale du Vermont, et les militants réclamant sa fermeture bien avant l'accident nucléaire de Three Mile Island (1979), qui sera le premier sur le territoire américain, Esther tire un livret de 60 pages, Fessenheim : vie ou mort de l'Alsace, dans lequel elle détaille les dégâts potentiels des "usines atomiques", comme on disait à l'époque, sur les hommes et l'environnement. "L'utilisation civile de l'énergie nucléaire ne me posait pas de problème, mais j'avais des doutes quant à l'implantation de puissants réacteurs dans une région fortement peuplée", analyse Esther. de la frontière, en Allemagne et en Suisse, et son écho est international. "On était plus Européens que les politiques de l'époque, assure Jean-Jacques Rettig. Quand on pense que nos pères se tiraient dessus par-delà le Rhin … Certains découvraient que nous parlions le même langage."

Dans le contexte d'après-guerre, "cela ne se faisait pas de s'attaquer au nucléaire, c'était hors du commun", rappelle mon interlocutrice avec gravité. Le nucléaire civil incarnait l'énergie du futur, la solution à tous les soucis d'approvisionnement. Les Alsaciens qui s'opposaient aux projets de centrales du gouvernement étaient particulièrement critiqués, et traités d'"antifrançais".

Esther, quant à elle, est régulièrement attaquée par les scientifiques défendant la ligne gouvernementale.

Faute de moyens, le livret voit le jour grâce à la complicité d'un imprimeur qui le fait paraître en toute discrétion avec l'encre inutilisée de la semaine. Mais aussi grâce à Germain Müller, auteur, acteur, homme politique et personnage phare de la culture alsacienne, qui sera à plusieurs reprises le business angel des projets d'Esther. Plus facile à lire que des rapports scientifiques, mais tout aussi précise, la publication fait mouche. Des marches sont organisées qui rassemblent plusieurs milliers de manifestants autour de Fessenheim, mais aussi du Bugey.

L'écologie militante est née et Esther contribue à lancer la section française des Amis de la Terre, l'une des multiples associations en faveur de l'environnement qui voient le jour à cette époque. Très vite, le mouvement travaille avec des collectivités situées de l'autre côté Ils l'accusent, dans les médias ou lors de conférences organisées par Électricité de France, de travailler en sous-main pour des concurrents : General Electric, la compagnie nationale d'électricité américaine, les compagnies pétrolières ou, pire encore, pour le gouvernement russe.

Un incident l'a marquée tout particulièrement. Il survient alors qu'elle est invitée par la radio RTL pour débattre en direct du nucléaire avec l'explorateur Théodore Monod et le physicien Louis Neel. "J'ai demandé à Neel, sans aucune agressivité, si à son avis, cette centrale représentait un quelconque danger, notamment pour les enfants. Il m'a regardée droit dans les yeux et m'a répondu qu'avec mon intelligence, je risquais de ne pas comprendre. J'étais face à des scientifiques que les auditeurs pouvaient croire, alors que moi, je n'étais qu'une simple femme."

Dès 1975, elle réintègre le Conseil de l'Europe en qualité de fonctionnaire internationale. Elle bénéficie alors d'une crédibilité nouvelle, de celles qu'offrent les postes à forte légitimité institutionnelle. Elle en profite pour s'investir de plus belle dans le mouvement écologiste. Sa mission : convaincre les sympathisants de l'écologie que le mouvement n'est financé ni par les Russes ni par les Américains. Ça tombe bien, convaincre est ce qu'elle sait faire de mieux. C'est donc tout naturellement qu'elle devient l'égérie d'un mouvement contestataire "principalement animé par des femmes de la bourgeoisie, bien éduquées, de caractère, très féministes et multilingues", détaille Andrée Buchmann, aujourd'hui conseillère municipale de Schiltigheim, qui a fait partie de cette génération d'Alsaciennes aux origines de l'écologie politique française. Toutefois, c'est un homme, Henri Jenn, qui sera le premier candidat écologiste à se présenter à une élection nationale aux législatives de 1973 à Mulhouse. Durant les années qui suivent, le nom d'Esther apparaît bien quelques fois sur des listes, mais la politique ne l'intéresse pas, elle ne l'a jamais appréciée. Elle perçoit ce milieu comme intrinsèquement violent et incompatible avec ses convictions. Dans les années 80, à l'heure où le développement durable commence à peine à faire parler de lui, Esther a une nouvelle idée : "Je voulais créer une fonction pouvant prévenir, réduire, dénouer les conflits entre l'écologie et l'économie." Pragmatique, elle présente à Paris, au cours d'une réunion avec Jacques Delors, qui fut président de la Commission européenne de 1985 à 1995, un rapport dans lequel elle souligne la nécessité de mettre à la disposition des responsables politiques des personnes capables de répondre aux problèmes environnementaux. "A l'époque, on parlait d'écologie, pas d'environnement. Les notions de transversalité et d'interdisciplinarité étaient totalement inconnues ", souligne-t-elle.

Inspirée par des initiatives similaires au Canada et en Allemagne, Esther rassemble des financements pour un projet pilote en Alsace et dans trois autres régions européennes. Puis, elle fonde en 1987 l'institut Eco-Conseil, dont le coeur de mission consiste à former des conseillers capables de seconder et d'aider les collectivités territoriales dans les domaines du traitement des déchets, de l'aménagement du territoire et de l'urbanisme. "Pendant un an, certaines collectivités alsaciennes comme Strasbourg ou Mulhouse ont accepté d'accueillir ces experts capables d'identifier et de proposer des solutions à leurs problèmes", relate Esther.

Rue Goethe, l'institut est toujours en activité et continue de former entre dix et trente personnes par an. Une source de satisfaction pour Esther qui est heureuse d'annoncer : "Nous avons même reçu et formé une jeune femme qui est devenue maire de la ville de Bamako." Privé de son business angel depuis la disparition de Germain Müller, en 1994, et d'une partie de son budget à la suite de la réforme des régions, Eco-Conseil se prépare à vivre des moments difficiles. "En France, quand on veut innover, il faut un mécène dans sa poche, et je n'en ai plus, regrette Esther, avec une énergie qui efface la réalité de son âge. Mais nous avons gardé notre liberté."

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